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Réparer l’irréparable

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Suite à un accident de travail, Jacques a vu sa vie basculer dans cet autre monde, celui du handicap et de l’exclusion. Exclusion de tout ce qui faisait le sel de son existence : son travail, ses amis, ses loisirs. Mais Jacques n’a pas tout perdu, il a trouvé en lui, dans ses proches, sa femme, ses enfants, le soutien et l’énergie pour surmonter cette épreuve ; mais aussi la force et la détermination pour conduire son ancien patron devant les tribunaux et tenter d’obtenir réparation. Son parcours, la rééducation, sa famille, le procès en cours, Jacques Oliver en témoigne dans cet entretien.

Réparer l'irréparable

Handimarseille. - Bonjour, pouvez-vous présenter ?

Jacques Oliver. - Je m’appelle Jacques Oliver, j’aurai soixante-deux ans, le vingt juillet, je suis papa de deux grands enfants, marié depuis quarante ans cette année, voila.

H. - Pouvez-vous nous parler de votre handicap ?

JO. - J’ai eu un accident de travail en 1997. Je travaillais sur une échelle qui n’était pas aux normes de sécurité (un escabeau en bois sans patin). J’étais en train de peindre quand je suis tombé et je me suis fait une fracture ouverte de la cheville droite double malléolaire. J’ai été secouru par des policiers qui passaient devant le magasin, puis sont arrivés les pompiers. J’ai été soigné sur place pour éviter une infection, car les os étaient à l’extérieur. J’ai été opéré dans l’après-midi, on m’a mis une plaque, des clous, des vis et je suis resté quinze jours à l’hôpital de la Conception. Puis ça a été la rééducation pendant plus de deux mois à la clinique Saint Bruno.

H. - Que signifie le handicap ? Qu’est-ce que ça a changé pour vous ?

JO. - Ça a changé beaucoup de choses. Avec le handicap on ne peut plus faire ce qu’on faisait avant, tout simplement. Par exemple, je ne peux plus faire de roller, plus faire de ski, plus courir, plus faire du bowling, du moins en marchant mais pas en courant, car quatre ans après mon accident, on m’a fait une arthrodèse, suite à une 5ème intervention chirurgicale. Là , à la clinique Juge, on a dà » me retirer le matériel qu’on m’avait posé à la Conception. Celui-ci avait cassé car il n’était pas du tout adéquat, conforme à mon poids, à mon âge et à ma cheville.

H. - Comment vous a-t-on annoncé ce handicap ? Quand avez-vous mesuré l’ampleur de celui-ci ?

JO. - Et bien je m’en suis rendu compte à la 5ème opération, quand ma cheville a été soudée, et ce malgré la promesse du chirurgien, qui m’a certifié que je ne boiterais pas. Donc il est vrai que lorsque je marche normalement, je ne boîte pas et je n’ai pas trop mal, mais je ne peux plus forcer. C’est là que je me suis rendu compte que je ne serais plus comme avant, que je ne pourrais plus faire du vélo aisément, monter un escalier "au milieu", sans m’aider de la rampe etc. En fait, je ne peux pas rester longtemps debout, je suis obligé de m’asseoir quelque soit l’endroit où je me trouve. De plus, comme je ne peux plus travailler, j’ai pris dix kilos et ces dix kilos pèsent sur la cheville. Après, c’est la tête qui a pris car j’ai été licencié. On y reviendra après si vous voulez.

H. - Comment s’est déroulée la période de rééducation ? Quels souvenirs vous reviennent en mémoire ?

JO. - Les mois qui ont suivi l’accident, ça a été une période très douloureuse et contraignante, parce que tous les matins on venait me chercher ici pour m’amener à la Valentine. J’avais la possibilité de rester là -bas, mais je n’ai pas voulu étant donné que j’avais mes enfants à la maison. En fait, suite à l’opération, on m’a interdit de poser le pied par terre pendant neuf mois ; ça s’est fait petit à petit. Après, la rééducation vous la faîtes vous même. Par exemple, le kiné m’avait conseillé de marcher sur le sable ; j’allais donc du côté de Port Saint Louis du Rhône et je faisais même des petits joggings. Ça c’était la première année après mon accident. A la fin de l’année, il y a eu la catastrophe : le matériel s’est cassé à l’intérieur et là , c’est une autre histoire qui recommence, ça m’est arrivé trois fois, voilà .

H. - Entre déficience physique, regard des autres, isolement social, quel changement vous est apparu le plus brutal suite au handicap ?

JO. - Ce qui m’a le plus déplu, c’est ce sentiment d’être en dehors de... d’être désocialisé. C’est à dire que je ne servais plus à rien, ma femme partait travailler, mon fils allait partir à l’armée et je me sentais inutile. J’ai perdu beaucoup des copains aussi. Je faisais partie des membres d’un club de plongée, que je pratiquais depuis quatorze ans. Alors là , ça a été psychologique. Après mon accident, personne ne s’est occupé de moi, ils ne m’ont pas appelé et cette histoire m’a beaucoup traumatisé. La désocialistation, ça a été terrible au départ ; et brutal. Du jour au lendemain je ne pouvais plus rien faire, j’étais inutile. Quand j’ai eu mon ordinateur, j’ai recommencé à faire de la photo, ça ma beaucoup aidé. C’est surtout, quand au bout de "x" années, j’ai pu m’occuper de la maison, du ménage, faire les courses, ça m’a passé peu à peu. Après, le fait d’avoir perdu des copains, je me suis dit que s’ils avaient été de bons copains, ils m’auraient téléphoné, ils seraient venus me voir à l’hôpital. Alors tant pis, ce n’est pas grave, j’en aurais d’autres. J’en ai d’autres des amis aujourd’hui, mais des vrais, vous savez, on les compte sur les doigts de la main.

H. - Comment votre entourage a-t-il réagi ? Comment a-t-il vécu ce qui vous est arrivé ?

JO. - Mon père et ma mère, qui étaient séparés, sont venus me voir ici. Mon père, ça ne l’a pas beaucoup choqué parce qu’il a vécu pire en tant que résistant et qu’il a connu les camps de concentration, son propre père est mort dans les camps. Donc il me disait "tu verras plus tard, quand tu vas vieillir, ça va changer". En fait, plus je vieillis, plus je me sens plus fatigué. En plus, j’étais très agressif, méchant, mon caractère a beaucoup changé, il suffisait d’un rien pour me faire exploser, ma femme pourrait en témoigner.

H. - Si vous deviez témoigner pour elle ?

JO. - Ah et bien, elle a été patiente, puisqu’on va fêter le mois prochain nos quarante ans de mariage, les enfants aussi. Ma femme a été ma deuxième béquille, tout en étant fragile psychologiquement. Mais dans cette situation elle a été "costaud".

H. - Au tout début, avez-vous cherché à reprendre votre travail ?

JO. - J’ai voulu reprendre le travail, puis mon entourage m’a conseillé de me mettre en invalidité en me disant : "qu’est-ce que tu vas gagner avec ta cheville ? Tu ne vas plus pouvoir rien faire..." donc j’ai laissé courir les choses. En plus dans la peinture, vous êtes obligé de monter et descendre, monter, descendre en fonction des chantiers. De toute façon, à cause de la cheville on m’a interdit de porter des poids.

H. - Vous m’avez dit avoir été licencié. Que s’est-il passé avec votre patron ?

JO. - Là , j’ai eu un procès aux prud’hommes. Et j’ai gagné ce procès parce que mon patron n’avait pas respecté les règles. Au départ, il m’a licencié parce qu’il ne pouvait plus me garder dans la société, j’étais inapte au travail tout simplement. En accord avec la loi, il devait demander l’autorisation du syndicat avant de me licencier et déjà , ça n’avait pas été le cas. Quand j’ai montré ça à mon avocat, il a fait des bonds en l’air, il s’est rendu compte que j’avais été licencié sans aucune lettre justificative, et surtout, que mon patron avait fait une fausse déclaration d’accident, en s’exonérant de ses responsabilités. Il voulait juste se débarrasser de moi. Si je l’attaquais, ce n’était pas pour m’amuser.

H. - Qu’est-ce qui a motivé votre "procédure" ? Est-ce une volonté de réparation, par principe ?

JO. - Oui, par principe. Au départ, ce n’était pas pour l’argent mais pour faire du mal à mon patron, car il m’avait fait du mal. Et comme pour faire du mal à quelqu’un on ne peut pas lui mettre une gifle, parce qu’on peut finir en prison, le seul moyen c’est de toucher à son portefeuille. Je voulais donc récupérer mes 15 % d’IPP (Incapacité Permanente Partielle) que la sécurité sociale m’enlevait tous les mois, car en principe, je devais toucher 30 %. Moi, ça m’a coà »té une cheville, ça m’a coà »té un procès, un licenciement, ça m’a coà »té beaucoup des choses et même psychologiquement, à moi et à ma famille. Lui, au départ, ça ne lui a rien coà »té du tout. Il ma viré et puis il a tourné la page ; en plus ils sont protégés, car ils ont des assurances pour les accidents, pour les procès etc. Disons que maintenant, sa cotisation va un peu augmenter. Par la suite, quand j’ai appris à quelle hauteur il comptait m’indemniser (30 000 euros), j’ai fait appel de cette décision. L’affaire est en cours pendant deux ans dans les tribunaux. Le côté positif, c’est que j’ai senti qu’il y avait une justice quelque part. Et puis peut-être que grâce à moi, les employés de cette entreprise travaillent aujourd’hui dans de meilleures conditions, parce qu’à mon époque on travaillait dans une entreprise où les conditions de sécurité n’existaient absolument pas. Pour vous donner une idée, moi j’ai travaillé dans une cage d’ascenseur où l’ascenseur était en marche, et nous on était dessus... Donc quelque part, je me dis que j’ai au moins servi à ça.

H. - L’argent du procès peut contribuer à faire réparation...

JO. - Oui, pour faire réparation et pour vous donner une idée, le jour où je vais faire un grand voyage je vais envoyer une carte postale à mon patron en lui disant : "voilà , on est au soleil... et c’est un peu grâce à vous, merci". C’est une boutade mais bon... et le jour où je la mettrais dans sa boîte au lettre je me dirais : "voilà , je suis bien content !" ; c’est une petite vengeance.

H. - Avez-vous eu l’impression que la situation de handicap ait modifié votre personnalité ? Sur quels plans ?

JO. - Alors là , il serait intéressant d’interroger ma femme (il l’appelle).

Christelle - Ah oui... c’est vrai. Il était très méchant, je crois qu’il nous en voulait à nous d’être bien. Il devenait comme un enfant capricieux, il ne raisonnait plus normalement. Je me souviens d’un jour où ma fille est allée aux toilettes et lui il voulait y aller. Alors il tapait avec sa canne sur la porte des toilettes, parce qu’il aurait fallu que ma fille sorte en courant pour lui laisser la place ! Là , c’était une période très, très difficile.

JO. - Ça je ne m’en apercevais pas. C’était pendant les opérations ?

CH. - Oui, je crois que c’était à la dernière ou à l’avant dernière. Comment dire ? A chaque opération ou complication, c’est le mental qui prenait le dessus, mais pas le bon, le mauvais. On a eu une période très difficile. Moi je pensais qu’il pouvait y arriver mais lui non, comme si tout s’était retourné contre lui, sur sa personne. Il a perdu beaucoup, beaucoup de temps... On en a jamais discuté et on profite que vous soyez là . Chaque fois que je voyais à la télé l’histoire de personnes qui avaient eu des accidents et qui s’en relevaient, je lui disais : "mais regarde, tu peux faire comme lui !", car il doit y avoir une volonté au fond de soi et il faut la chercher. Mais lui il n’allait pas la chercher. Je pense que Jacques est redevenu celui qu’on avait connu, quand il a gagné son premier procès en appel. Quand il a vu qu’il pouvait gagner et qu’on avait reconnu ce qu’il avait eu. Ce qui changé aussi, c’est quand il a été à la retraite, quand sa période d’activité était terminée. Maintenant, il bouge, c’est lui qui fait tout maintenant. Mais c’est vrai qu’à cette époque, il n’avait plus de regard pour les autres, c’était moi, moi, moi, ma cheville, ma cheville ! Ce que je lui reprochais, c’était cette absence de bataille et on se disputait par rapport à ça, je le secouais. Je pense que si on ne s’était pas connus si jeunes, s’il n’y avait pas eu cette fusion entre nous, notre couple n’aurait pas tenu jusque là .

H. - Sur quoi s’appuie-t-on pour essayer de rebondir ?

JO. - Moi, je me suis appuyé sur elle, ça c’est sà »r. C’est surtout grâce à sa présence.

H. - Vous avez abordé tout à l’heure la dépression. Ça correspondait à cette période où vous ne trouviez pas l’énergie pour vous battre ?

JO. - Oui. Je me souviens d’une amie, qui prenait du prozac, et qui m’a dit : "toi aussi tu ferais bien d’en prendre". A la fin, j’ai failli appeler la chatte prozac...

CH. - Tu as mis longtemps, moi j’allais discuter avec le chirurgien qui me disait : "faites attention, il faut le soutenir car s’il n’y a pas quelqu’un derrière lui qui le pousse, il va sombrer, et rester sur du "j’y arriverais pas, j’y arriverais pas, je suis handicapé". Il a fallu le pousser là dessus. Moi je voyais quelqu’un qui avait une simple cheville cassé, qui avait une cicatrice mais qui était vivant ! Je me suis toujours dit que si ça avait été la nuque, par exemple, il serai mort ! Pour moi, ce qu’il avait c’était accessoire. Il fallait foncer, il fallait qu’il marche. Tout le monde me disait : "il faut savoir le prendre", mais il y a des moments où il ne faut pas le plaindre, parce que autrement vous allez le vivre mal.

JO. - Mais moi, j’aime qu’on me plaigne ! (rires)

H. - Aujourd’hui vous le trouvez comment votre mari ?

CH. - Il y a quand même une violence cachée, parce que quand il s’est fait agresser deux fois, il a failli les tuer. Mon mari ce n’est pas quelqu’un qui aime la bagarre. Quand on s’est connus, on avait dix-sept ans, il était doux. Cette violence elle sort d’où ? Elle ne le sort pas de son enfance. Voilà , il y a des moments où il faut qu’il sorte cette violence et ce n’est pas fini.

H. - Qu’est-ce que vous attendez concrètement de ce procès, dans deux ans ?

JO. - Je ne sais pas, moi ce que j’aimerais c’est que mon patron me téléphone. Je voudrais l’avoir en face de moi.

CH. - C’est drôle que tu réagisses en rapport avec ton patron, car il ne t’apporte rien et il ne t’apportera rien.

JO. - Oui, mais il a bousillé ma vie ! Il m’a fait le physique que j’ai maintenant, il m’a fait faire du mal aux gens que j’aime car j’ai été méchant. Il m’a fait arrêter le travail à quarante-sept ans, et il m’a empêché d’avoir une vie sociale, c’est à dire rencontrer des gens, travailler avec des gens, avoir des copains, plaisanter avec, etc.

CH. - Il y a plein des choses qui font qu’il a plongé, il s’est éloigné finalement de tous les gens, de tout ce qui représentait sa vie d’avant.

H. - Vous avez changé de vie, qu’est-ce que vous trouvez comme satisfaction dans votre nouvelle vie ?

JO. - Eh bien maintenant j’ai beaucoup de temps pour m’occuper d’elle, de ma maison et mes gosses. Dès qu’il ont besoin de moi je suis là . C’est tout. Bon, il est vrai qu’il y a des moments où on relativise, que je me dis qu’on est encore vivants, que ce n’est pas grave, quand on voit ce qui ce passe à la télé.
Mais bon, j’ai toujours cette boule au ventre.

H. - On n’a pas pu tout aborder, est-ce qu’il y a quelque chose qui vous tient à cœur ? Comment voyez-vous l’avenir ?

JO. - Eh bien, continuer de m’occuper de la maison, aider ma femme, être toujours amoureux d’elle, qu’on reste ensemble tous les deux comme des vieux papis, et surtout qu’on ait des petits enfants, parce qu’on n’en a pas en ce moment encore. Ma femme s’y est fait mais pas moi, parce que j’ai plein de trucs à donner. Comme j’ai fait plusieurs métiers, j’ai été cuisiner, j’ai été dans le bâtiment, j’ai fait un peu d’informatique, je fais de la photo etc. Donc j’aimerais transmettre ou léguer des choses que je connais à mes petits enfants. Se projeter dans le futur, pour moi c’est d’avoir des petits enfants et voyager. Voyager grâce à l’argent du procès. Mais bon, on ne va pas tapisser mon cercueil avec des billets de banque non plus. Une partie pour mes enfants et l’autre pour nous.

H. - Votre conclusion ?

JO. - Il faudrait qu’il y ait plus de dénonciation sur les risques et les conditions de travail. Il faudrait qu’il y ait plus des spécialistes comme vous dans les médias qui parlent de ça. Je n’aime pas l’injustice, mais j’ai été injustement accidenté, mal rémunéré, mal considéré, mal aimé, pas par ma famille, mais par le gens qui m’entouraient. On m’a beaucoup laissé tomber autour de moi, alors aujourd’hui, le combat continue.

H. - Merci


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