Intérieur nuit / Extérieur jour ou l’expérience du noir
Le deuxième volet du projet participatif Intérieur Nuit / Extérieur Jour viendra enrichir en octobre la programmation de la Capitale. Compté parmi les quelques événements artistiques abordant le handicap tant dans le contenu que dans la forme, il se présentera sous forme d’une visite guidée et dansée à l’hôpital Caroline sur l’Île du Frioul, lieu symbole de mise à l’écart et d’enfermement.
Les spectateurs seront invités à se laisser conduire par des danseurs atteints de cécité sur un parcours déambulatoire interactif dans le noir total.
Manon Avram, chorégraphe aborde le rapport que chacun entretien avec le noir ainsi que le renversement relationnel : être mis en état de confiance et de dépendance à une personne ayant un handicap, ici, visuel.
Elle nous explique comment sa rencontre avec des personnes qui ont perdu la vue nourrit sa créativité et comment elle transforme le handicap en compétences artistiques.
Handimarseille : Bonjour, pouvez-vous vous présenter ?
Manon Avram : Je suis chorégraphe et photographe de formation. Je suis Directrice Artistique de la compagnie le Collectif KO.com créée en 2001 sous la forme d’événements investissant des espaces. En 2003 le collectif s’est restructuré en compagnie. Nous travaillons essentiellement sur des propositions entre danse et arts visuels. Ça peut être des projets chorégraphiques mais aussi des installations/performances. Je travaille sur un certain nombre projets participatifs, c’est-à-dire que je fais appel à des gens qui ne font pas partie du milieu artistique pour collaborer à mes projets. J’ai besoin de travailler avec l’extérieur, certainement à cause de mon parcours de photographe. Je commence les projets en quittant le plateau pour y revenir à la forme finale du projet.
Et c’est justement ce que je fais avec le deuxième Intérieur nuit/ Extérieur jour.
H : Comment est né Intérieur nuit/Extérieur jour et qu’est-ce qui vous a amenée a vous intéresser à la cécité ?
M.A : Intérieur nuit/Extérieur jour est né suite à un stage que j’ai mené en Italie et en Grèce avec des jeunes artistes autour de la cécité, une forme de workshop de trois semaines qui s’est finalisé par une proposition ouverte au public, non pas pour parler de la cécité mais simplement pour aborder le simple fait de se retrouver dans le noir complet.
J’ai travaillé avec des musiciens et des danseurs pour véritablement m’intéresser au rapport à la danse non pas vue mais entendue. Car on ne pouvait pas voir les danseurs dans le noir, ils étaient munis de micros pour que la danse s’entende. J’ai alors été interpellée par cette première approche du noir ça a été très révélateur dans ma recherche autour du mouvement. À partir de ce moment-là, j’ai eu envie de mener un projet sur ce sujet et de travailler évidemment avec des personnes atteintes de cécité.
Il est né aussi de rencontres avec des personnes aveugles, mais le projet ne parle pas de la cécité en tant que telle, à savoir que je ne me permets pas d’exprimer ce que peuvent vivre les personnes aveugles. Il existe déjà d’autres projets culturels ou sociaux sur la sensibilisation des publics.
Nous travaillons avec des personnes aveugles que nous rémunérons de la même manière que les autres artistes. J’ai choisi de traiter la cécité de façon plus large pour que ça puisse atteindre le plus grand nombre, en se rapprochant davantage de ce que l’on ne veut pas voir de ce qui nous entoure, et de notre non-regard sur le monde.
C’est un projet qui a 5 ans, la toute première forme : Intérieur nuit, les spectateurs étaient accompagnés par des personnes aveugles dans un espace circulaire plongé dans le noir total. C’était une pièce avec une dramaturgie, les spectateurs ne savaient pas où ils étaient. Ils entendaient et ressentaient tout ce qui se passait sur le plateau, ça durait 50 minutes. Une plongée dans une obscurité totale pour progressivement aller vers une forme de visibilité très infime et la perte de repères.
On ne peut pas vraiment dire qu’il est question de cécité mais c’est surtout une confrontation au rapport que chacun entretien avec le noir. Certaines personnes peuvent avoir des soucis avec la perte de repères et d’autres peuvent développer une forme d’imaginaire et c’est sur quoi nous avons travaillé. Dès lors que l’on ne voit plus, quel paysage peut-on avoir grâce au fond dans une forme imaginaire poétique ?
En parallèle j’ai mené des travaux avec des personnes non voyantes sur des formes de balades, de parcours dans la ville de Marseille qui est le deuxième volet.
H : Vous présenterez justement le volet N°2 « Extérieur jour » qui est dans la programmation de la Capitale de la culture. Est-ce que vous voulez bien nous en parler ?
M.A : Ça n’aura pas lieu à la Vieille Charité comme annoncé sur le programme, ça aura lieu à l’hôpital Caroline sur l’Île du Frioul, je n’ai pas encore la date mais ça sera pour le mois d’octobre.
La proposition est différente puisque l’on n’est pas sur une pièce chorégraphique mais plutôt sur une forme déambulatoire. Chaque spectateur sera accompagné par une personne aveugle pendant 40 minutes. Ça se passera dans l’enceinte de l’hôpital Caroline mais aussi à l’extérieur du bâtiment. Les espaces intérieurs seront obstrués pour être plongés dans le noir total.
Le principe étant d’amener progressivement le spectateur à ne plus voir ce qui l’entoure dans un espace complètement fermé à la lumière tout en étant guidé par un danseur non voyant. Cela, pour mettre en avant la relation intime qui s’instaure entre le visiteur et son accompagnateur et qu’il y ait un véritable échange qui ne soit pas verbal mais corporel.
Les spectateurs seront munis d’un casque pour que non seulement ils ne voient pas mais n’entendent pas non plus ce qui se passe à l’extérieur. La déambulation se déroulera suivant une installation visuelle et sonore, créée par un artiste multimédia, Nicolas Clauss et Nicolas Le Bodic un artiste plasticien éclairagiste et créateur d’objets lumineux à voir les yeux fermés.
Et nous installons le projet en fonction de l’histoire du lieu. L’hôpital Caroline est véritablement en lien avec notre thématique à savoir l’enfermement. Si nous nous penchons sur l’histoire, au XVIe siècle, en France, une loi avait été instaurée pour interdire le cœur des villes aux pauvres, aux malades, aux fous etc. L’hôpital Caroline a été créé à l’époque de la fièvre jaune pour la mise en quarantaine des personnes qui arrivaient par la mer pour éviter la contamination de la population Marseillaise.
Donc le principe de ce projet que l’on retrouve dans l’installation visuelle et sonore, c’est l’histoire de ce lieu enrichi d’images, de danses, de fresques et de dessins réalisés sur des sujets comme la pauvreté, les mendiants, l’exclusion, sur tous ceux que l’on ne veut surtout pas voir !
H : Quel retour avez-vous des personnes non voyantes qui travaillent avec vous sur le projet ?
M.A : Ils sont avant tout interpellés par ce projet parce que justement le sujet n’est pas porté sur la sensibilisation pure et dure, parce que je travaille avec eux de la même manière qu’avec des artistes-interprètes, leur handicap est un atout pour le projet. Nous sommes sur une forme de collaboration et d’échanges, évidemment qu’il y a des choses que je ne connais pas, nous sommes en permanente discussion sur les déambulations et leur façon de se déplacer dans l’espace quand on est en situation de cécité et c’est ce sur quoi je travaille particulièrement. Parallèlement je les fais travailler sur le corps de la même manière que les danseurs. Sauf qu’au départ ils ne le sont pas, ce qui leur demande énormément de travail.
Ils se sentent en même temps porteur du projet, interprètes tout en sachant que leur place est légitime.
H : Par la culture vous proposez tout de même une sensibilisation du public même si à la base ce n’est pas votre objectif premier ?
M.A : Bien évidemment que cela fait écho auprès du public. Un des enjeux du projet est d’inverser les rôles. C’est a dire que ça n’est pas une personne voyante qui aide la personne aveugle, mais là, il s’agit d’instaurer une relation de confiance entre une personne qui voit mais qui se retrouve en situation de cécité et dont les repères sont bouleversés et une personne aveugle mais qui possède les meilleurs atouts à cet endroit pour guider l’autre. Et forcément le public y sera sensible !
Dès lors où l’on a envisagé la forme finale comme un parcours déambulatoire accompagné, il était évident pour moi que l’accompagnateur soit une personne aveugle. Dans les premiers essais sur le projet, nous avions testé différentes possibilités dont celle de l’accompagnement par une personne qui y voit ou par une personne aveugle et ça change véritablement ! Ça change dans le rapport à l’autre parce que la personne qui est accompagnée se retrouve au même endroit que la personne qui accompagne. C’est assez étonnant, pour avoir expérimenté le parcours accompagné, la situation est très étrange ! De se dire que l’on traverse des espaces et que ni l’un ni l’autre n’est à même de savoir où il se trouve.
J’invite tout le monde à se laisser guider pour l’expérience.
Propos recueillis par Géraldine Deshais
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