Je n’ai que la moitié d’un corps mais mon coeur reste entier
Toute la différence de Kaëm
De la ville de Pau où il a commencé sa carrière, en passant par Paris et jusqu’à la région marseillaise où il vient de s’installer, le chanteur et parolier Kaëm nous parle de sa vie d’artiste. Rappeur, slameur ? Il refuse d’être mis dans une case et quand on cherche à lui mettre une étiquette, il rétorque « Je suis artiste-autiste ! ». Pourtant c’est très chaleureusement qu’il nous a reçu dans son nouveau studio de production à Aubagne, où il tourne en ce moment même le clip de sa nouvelle chanson « Toute ma différence » avec la collaboration de la belle Marina R. Sans fausse pudeur, avec toute sa sensibilité et son humour, il nous raconte son histoire, ses projets, ses rêves et sa chance, celle de ne « pas avoir le choix »...
Handimarseille : Est-ce que vous pouvez commencer par vous présenter ?
Kaëm : Oui, Kaëm, artiste, autiste... J’ai vingt-neuf ans. Je viens du sud-ouest de la France, de Pau exactement. Au départ, je suis éducateur spécialisé de formation mais j’ai vu que je ne pouvais pas bosser avec mon diplôme, que c’était une galère, que le fauteuil était un réel frein à l’embauche. À partir de là , j’ai fait des ateliers d’écriture, des ateliers rap, j’ai essayé de lier ma passion et mon métier, beaucoup en MJC (Maison des jeunes et de la culture), en maison d’arrêt, en foyer etc. Et ça a super bien marché. Et puis un jour je me suis dit « si je veux vivre de l’écriture, c’est maintenant ou jamais », vu que je ne vivrais pas de mon métier et que je n’avais pas envie de toucher l’AAH (allocation adulte handicapé) toute ma vie.
Je faisais de la musique sur Pau et en 2004, j’ai sorti un album qui a très bien marché régionalement, mais Pau c’est tout petit... Il y a, à peu près trois ans, j’ai tout quitté, pour aller sur Paris. À Paris j’ai rencontré une boite d’édition qui m’a signé en tant qu’auteur pour la variété française, le R’N’B, etc. De là, j’ai été amené à écrire pour un artiste de ce studio, ici à Aubagne. Voilà comment j’ai connu ce studio, qui aujourd’hui me signe en production, non pas en tant qu’auteur, mais en tant qu’artiste pour mon propre album.
H : Vous vous êtes défini comme artiste-autiste, c’est-à-dire ?
K : Si je dis rappeur, slameur, je suis dans une case... On ne sait pas trop, personne n’a défini ma case. C’est un gros problème aujourd’hui avec les médias, les radios veulent nous mettre dans des cases. Chaque fois, on me demande, quel est votre créneau, qu’est-ce que vous faites comme musique ? Décrivez-vous. Je ne sais pas. Dans un vieux morceau je disais donc : « je suis la ressemblance entre artiste et autiste ».
H : Vous écrivez à la fois des chansons et d’autres textes ?
K : La musique pour moi, c’est avant tout l’écriture. La musique est un moyen, un support pour diffuser mon écriture. J’écris des chansons pour les autres, des poèmes, des nouvelles, j’écris un roman, j’ai co-écrit des scénarios, je suis dans l’écriture.
H : Depuis quand avez-vous commencé à écrire ?
K : Mon papa s’est suicidé quand j’avais treize ans. Il a laissé des lettres sur la table, je n’ai jamais pu les lire mais je me rappelle avoir vu les titres. Les jours qui ont suivi, j’ai écrit cinq textes qui portaient les titres de ces cinq lettres et depuis, je n’ai plus arrêté d’écrire. Puis récemment, en déménageant ma grand-mère, j’ai retrouvé des poèmes que j’avais écrit quand j’avais sept ans, quand j’étais en vacances chez elle. Je n’en ai pas toujours compris tout le sens, mais il y avait déjà des rimes. A priori, l’écriture, c’est depuis toujours en moi.
H : Vous dites que ce que vous préférez, c’est l’écriture. Qu’en est-il du travail de scène ?
K : J’adore la scène ! La scène c’est le théâtre. Je ne reproduis pas sur scène ce qui est fait sur CD, je fais les mêmes morceaux, mais ce sont des versions complètement différentes, je veux que ce soit très théâtral sur scène. J’adore ça, j’adore le contact avec le public, mais je suis venu à la musique par l’écriture et demain, si les disques ne se vendent plus du tout, ce qui est déjà presque le cas, et que pour manger il faut en revenir à l’écriture, ce ne sera pas une régression. C’est peut-être même une suite logique, d’aller vers un roman, l’écriture c’est la base de ma vie.
H : Vos textes sont engagés, vous cherchez à nous questionner, à modifier notre regard sur le monde, sur l’autre ?
K : Oui, parfaitement. Déjà écrire contient le mot cri. Ce que je peux dire, c’est que du jour où je me suis retrouvé en fauteuil, c’est-à-dire un an après la mort de mon papa, j’avais quatorze ans... À partir de ce moment-là, on se retrouve dans la peau de quelqu’un qu’on n’est pas, qu’on n’est pas encore. Je donne un exemple tout bête : j’ai eu mon accident quand j’étais en troisième, je pars en rééducation puis je rentre pour passer mon brevet. Et puis en seconde, j’arrive dans un nouveau lycée, je suis le même que six mois auparavant, c’est moi, c’est Damien ! Mais je suis en fauteuil. Moi je n’ai pas changé, mais le regard que les gens portent sur moi a changé. Je fais le con dans un cours, j’envoie des boulettes de papier sur un copain. Mon copain se fait virer et le prof à la fin du cours vient me voir et me dit : « Bon la prochaine fois c’est toi que je vire, arrête de profiter de ta situation ! » C’est ma première claque de mec en fauteuil : le regard que les gens portent sur moi a changé. Donc on apprend, je pense, à prendre un peu plus la place de l’autre parce qu’on se retrouve, du jour au lendemain, à la place de ces gens qu’on regardait avec ce sentiment parfois de gène, parfois d’impuissance, de culpabilité. Face au stigmate, on se retrouve dans la peau de ces gens-là et donc après, on regarde le SDF en se disant « demain c’est peut-être moi... », on comprend peut-être un peu mieux. C’est une généralité, mais je pense que ça m’a permis de m’ouvrir un peu aux autres.
H : C’est l’évolution du regard des autres qui vous amène à changer finalement le regard que vous portez sur vous ?
K : Et même à changer mon comportement. C’est-à-dire que j’évite de mettre les gens dans des positions embarrassantes, dans des positions où ils pourraient aussi avoir de la pitié. Au début du morceau « Toute ma différence » il y a un dialogue qui parle de ça, qui est récupéré d’un reportage qui avait été fait sur l’équipe de France de ski handisport. Il y a un mec qui dit : « Le problème c’est le regard de l’autre parce qu’il est soit emprunt de pitié, soit admiratif au-delà du raisonnable ». J’essaie d’éviter de mettre les gens dans cette position-là.
H : Justement, est-ce que vous pouvez nous parler de ce nouveau projet, « Toute ma différence », qu’avez-vous voulu exprimer par cette chanson ?
K : J’ai voulu faire un morceau sur le fauteuil. Au tout début, je ne voulais pas mettre en avant mon handicap. Ça a été un long processus. L’idée du clip, qui était d’inverser les rôles, nous plaisait vraiment. L’idée de mettre un mec valide dans la peau d’un invalide, ça enlève tout le côté misérabiliste. Ça va dans le sens de ce que je vous disais juste avant « tiens, apprends à te mettre à la place de... », on parle aux spectateurs, « apprends à inverser les rôles, et si c’était toi dans la peau du SDF, du mec dans un charter, ou pourquoi pas du mec de droite à la tête de l’État », pourquoi pas ? Aujourd’hui je défends ce morceau et j’ai envie de le faire parce que comme ça c’est fait, j’en aurais parlé. Voilà, j’ai cette différence-là, elle est réelle, elle est visible, vous voulez me parler du fauteuil, et bien écoutez le morceau ! C’est une première étape, indispensable.
H : Après avoir écouté quelques unes de vos chansons, on se rend compte que le questionnement sur la différence est très présent. Dans « Toute ma différence », il y a quelque chose qui sonne extrêmement juste, car c’est de votre différence dont vous parlez.
K : C’est un morceau qui, à mon sens, est assez simple, ouvert, grand public. Il ne sonne pas trop rap, il n’est pas très violent, avec des guitares douces, même le texte est simple. Finalement, je parle déjà d’un truc assez complexe... C’est déjà assez difficile de parler du handicap, du regard de l’autre, je ne vais pas rajouter encore des nœuds, ça ne sert à rien. Donc c’est une étape, une première étape. À l’époque, j’avais du mal, je ne voulais pas devenir le porte-parole des handicapés. Quand j’avais des handicapés qui venaient me voir lors d’un concert, qui me disaient « on adore, on te soutient, viens à notre manifestation, viens chanter », je ne voulais pas. Aujourd’hui, je me sentirais plus défenseur de cette grande cause, je l’endosserais beaucoup plus volontiers, parce que j’ai pris du recul.
Vous savez, en tant qu’éducateur spécialisé j’ai bossé avec des handicapés mentaux, et chez les handicapés physiques, il y a beaucoup de ségrégation envers le handicap mental. Je pense qu’ils reprochent au grand public de faire l’amalgame. Il y a une pub de l’APF belge qui est sortie, est-ce que vous l’avez vue ? Elle est exceptionnelle cette publicité ! Ça se passe dans un restaurant, il n’y a que des valides et puis il y a un mec en fauteuil, la caméra s’approche et on entend la voix plus forte du mec en fauteuil, qui dit : « Ah, mais ouais, elle s’est fait battre, entre nous on ne va pas se mentir, elle a pris deux tartes dans la gueule, elle l’a bien cherché, hein », et puis deux, trois gros clichés comme ça. D’un coup, l’image s’arrête et il est écrit « Ce mec est en fauteuil roulant, mais avant tout, ce mec est un con ». Les handicapés sont des personnes comme les autres ! Respect. On est loin de ça en France, pourquoi on galère sur ça ? Nous, c’est : « Si tu prends ma place, prends mon handicap », non, je ne suis pas d’accord avec çà ! Dans ce cas-là, prends aussi mes 600 euros d’AAH et mes 600 euros d’ACTP (Allocation compensatrice pour tierce personne) et je suis sür qu’on a des personnes qui vont aller se faire casser le dos volontairement pour... Et puis ça crée un fossé, je ne suis pas d’accord avec cette campagne, c’est trop, on est trop dans la surface, mais bon, c’est un autre sujet.
H : Quant au rôle de l’artiste, comment définiriez-vous la place que l’artiste occupe dans la société ?
K : Quelle sensation vous procure la musique ? Est-ce que la musique est un divertissement, est-ce que la musique est faite pour vous faire réfléchir, est-ce qu’elle est faite pour faire bouger, danser ? Est-ce que c’est un peu tout ça à la fois ? Oui, évidemment je privilégie le côté transmission, maintenant je me force à faire quelques morceaux plus légers, parce que je n’ai pas envie qu’on écoute l’album et qu’on se tire une balle à la fin quoi ! Je ne suis pas ultra optimiste sur les conditions du monde actuel, ni la société actuelle, mais je ne pense pas que l’on soit dans une impasse totale. Donc, il faut aussi laisser les fenêtres entr’ouvertes, ou quelques clés cachées dans les tiroirs, pour ouvrir quelques portes. Quant à la place de l’artiste, je pense que c’est un rôle charnière, c’est-à-dire écouter d’une part pour retransmettre de l’autre. Aujourd’hui, des millions de personnes aimeraient interpeller le gouvernement, ou crier au grand public leur malheur, leur détresse. Quand j’ai fait « J’ai froid, j’ai faim », j’ai été faire lire le texte à Augustin Legrand, j’ai rencontré des mecs dans la rue, j’ai essayé de défendre cette cause-là .
H : Dans un de vos textes, vous vous adressez directement à Carla Bruni, on sent votre côté porte-parole...
K. - Bon ça c’est un morceau vraiment à part. Je l’ai fait pour faire plaisir à une personne qui m’a demandé de l’écrire, et qui s’est suicidée le lendemain de l’enregistrement. Tant qu’à le faire, je l’ai fait à ma façon aussi : un peu d’ironie, un peu taquin, un peu provoque. On ne peut pas écouter que des « J’ai froid, j’ai faim », sinon à la fin de l’album, on devient fou...
H : Elle vous a répondu ?
K. - Elle ne m’a pas répondu. J’ai eu des ouï-dire comme quoi elle l’avait entendu, maintenant je n’en ai pas la preuve formelle, j’espère que je l’aurais un jour. En fait si, ils m’ont répondu en me censurant dès le lendemain sur Google. Quand on tape sur Dailymotion directement « Kaëm Carla », ça n’apparaît pas. Il faut passer par des liens détournés, ça m’a coupé net les vues, j’ai fait mille ou deux mille vues en une heure, et hop, tout s’est bloqué. Ils ont censuré.
H : Vous dites que vous voulez dépasser le côté thérapeutique, psychanalytique et on ressent ce cheminement dans votre écriture. En quoi l’écriture était liée à la souffrance ?
K : Je pense que l’écriture m’a servi de psychothérapie mes premières années, c’est évident. J’écrivais des pages et des pages. À mes dix huit ans, ça faisait donc quatre ans que j’étais en fauteuil, ma mère m’a dit un jour « passe à la maison, tu as des affaires à récupérer. » Elle m’a sorti trois sacs poubelles de cent litres, pleins de feuilles de papiers écrites et m’a dit « j’en ai trois. Qu’est ce que j’en fais ? » Donc, j’écrivais tous les jours, tout le temps, ça a été ma psychothérapie. Aujourd’hui, je ne pense pas que je souffre quand j’écris, non. Au contraire, c’est devenu mon métier. Ce sentiment quand j’écris pour les autres, vous imaginez quand même ? C’est mon métier, j’ai réussi quoi, je vis de mon écriture. Combien de personnes vivent de ce qu’elles aiment ? C’est quand même une putain de victoire !
H : C’est un privilège.
K : C’est un privilège énorme. Bon, franchement, je ne roule pas sur l’or, c’est galère. Attention, il faut parfois écrire des textes de merde pour que ça passe en radio, parce que c’est souvent des artistes... disons très légers qui passent en radio, c’est çà aussi l’écriture. Et puis ce sont des commandes, je prête ma plume à quelqu’un, alors après je me fixe certaines limites de conscience. Il y a des trucs que je n’écrirais jamais. Maintenant, si j’écris les textes d’un artiste bling-bling, et bien il faut aussi le faire, c’est mon métier. Là, il n’est même pas question de souffrance, à la limite, en tant qu’auteur, ce n’est pas de l’écriture, ce sont des maths ; parce qu’on compte le nombre de pieds, on a des mélodies, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, des sonorités qu’il faut garder, ce qu’on appelle des accents toniques, donc on est clairement plus dans les maths, que dans l’écriture. C’est comme quand on fait un sudoku ! Après, ça m’arrive encore d’écrire les larmes aux yeux. Je suis très très sensible, je suis hyper sensible, je peux pleurer devant une pub... Évidement quand je vois des trucs qui m’ont marqué dehors, ça me remue. Je rentre, j’ai besoin de crier, j’ai besoin d’écrire.
H : Vous parlez de sensibilité, de sensibilité artistique ; dans « L’albatros », Baudelaire parle de la malédiction du poète, conscient de son inadaptation au monde. Est-ce que cette extrême sensibilité n’est pas finalement le premier des handicaps ?
K. - C’est limite la sine qua none pour être artiste. Oui, c’est un handicap social d’être sensible, d’être une éponge à douleur...
H : Voulez-vous lire ce poème ?
K : Oui, Kaëm lit le texte à voix haute.
L’albatros
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brà »le-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Ça tue !
H : Est-ce que c’est ce sentiment d’inadaptation, ce décalage permanent qui vous a poussé à écrire, dans « La machine à fabriquer les nuages » : « n’écoute que ton cœur et ne vois que ce que tu veux voir, regarde ailleurs », c’est-à-dire créé ta réalité en fait ?
K : C’est un ensemble. On écrit avec sa personne, avec sa personnalité. C’est peut-être le sentiment d’inadaptation, mais aussi mon amour pour la magie, le fantastique, le rêve... et un amour pour le mensonge, quand il est bien fait. On est dans la poésie là, justement parce que le monde est dégueulasse... Il se trouve que c’est exactement le même concept, mentir sur la réalité, que dans le film La vie est belle. Je ne l’avais pas remarqué en écrivant et on me l’a fait savoir après. Ce n’était pas volontaire. Mais c’est un film que j’ai vraiment adoré.
H : En même temps dans cette chanson il y a un côté dérision aussi, ce n’est pas juste « j’invente un monde plus extraordinaire pour que tu arrives à naviguer dans ce monde pourri ».
K : Parfaitement. Ce que j’aime, c’est essayer de ne pas donner de morale toute faite. Chacun en tire un peu ce qu’il veut. J’ai réussi quand je parviens à amener les personnes à la réflexion. Est-ce qu’on veut donner aux personnes des idées toutes faites, en trente secondes par idée comme c’est fait aux informations et à la télé actuellement ? Ou est-ce qu’on veut leur dire « ben tenez, il y a peut-être de quoi réfléchir par vous-même sur ce point-là » .
H : Votre public, c’est qui ?
K : En faisant des premières parties, il y a eu des fois où ça a été la folie ! Une fois, c’était avec le public d’Abd Al Malik, c’est-à-dire de sept à soixante dix sept ans. C’était vraiment « grand public ». Mon public est essentiellement féminin, j’ai remarqué qu’il y avait pas mal de minettes qui aimaient bien ce que je faisais. Pourquoi ? Peut-être un peu plus de sensibilité. Généralement, ce sont des gens de gauche quand même... Parce que je suis assez engagé, je ne vais pas dire politiquement parce que je n’ai pas d’étiquette, mais idéologiquement. Je fais partie de ceux qui pensent que c’est bien de payer des impôts s’ils sont répartis équitablement, enfin voilà, je suis très attaché à la répartition des richesses.
H : C’est essentiellement ça, être de gauche aujourd’hui ?
K. - Je pense que vu l’état du monde aujourd’hui... on est dans la merde ! On augmente le prix du pain, sachant que le riche comme le pauvre ne vont pas consommer plus d’une baguette par personne... En gros, je pense qu’être de gauche c’est augmenter les impôts sur le revenu, être de droite c’est augmenter le prix du pain et le prix de l’eau qu’on utilise tous pareil...
Sinon, très important, je m’éloigne un peu de la question, mais point très important ; je parle à Handimarseille : je suis un fervent défenseur de la pratique d’un art, sculpture, peinture, écriture etc., pour les handicapés, plus que la pratique d’un sport. J’ai moi-même été en équipe de France de ski alpin handisport, plusieurs années, suite à un accident de ski ; c’est le ski qui m’a mis sur le fauteuil. Je m’explique, dans le sport, on ne quitte pas son fauteuil. Un basketteur en fauteuil, on ne pourra jamais le comparer à Tony Parker, un skieur on ne pourra pas le comparer à Luc Alphand, pourquoi ? Parce qu’on est en fauteuil, le fauteuil est là , le sport c’est un corps en mouvement et en l’occurrence, quand on parle de handicap physique, on parle du corps. On ne dépasse pas son handicap. Dans l’art, quel qu’il soit... tu écris un bouquin, que tu sois jaune, blanc, noir, que tu aies quatre bras ou un seul, si ton bouquin est bien, les gens le liront, si ton bouquin est nul, personne ne le lira. La musique c’est encore pire : si tu chantes faux, tu as beau avoir dix huit bras, on ne t’écoutera pas. Dans l’art, on existe au travers de ce qu’on pense, de ce qu’on est réellement, et pas à travers ce que l’on parait. Quand on demande des sous pour un projet culturel, mais on n’a pas un euro ! Je n’ai jamais pris un euro de subventions publiques, et quand j’étais en équipe de France Handisport, ils me payaient des saisons à quarante mille euros, avec du mécénat, je les avais en claquant des doigts, deux, trois courriers. La mairie, le Conseil Régional, "tiens, douze mille euros, quinze mille euros", aujourd’hui je n’ai pas mille euros pour faire un clip ! Comment ça se fait ?
H. - Vous dites "comment ça se fait ?" Vous répondriez quoi ?
K. - Je ne sais pas. Je pense qu’ils aiment bien le côté : on montre des handicapés, regardez, eux ils font ce que vous, vous ne faites pas. Vous n’avez pas le courage de vous lever le matin pour aller faire votre footing, ben eux ils le font, regardez. Alors qu’en fait, les mecs ils n’ont pas le choix, ils sont en fauteuil, il faut bien qu’ils sortent de chez eux. J’ai vu une meuf là , elle a pris vingt-cinq mille euros, pour aller faire le tour de l’Alaska en chien de traîneau, un appel à projet, c’est elle qui a gagné les vingt-cinq mille euros. Je ne dénigre pas son truc, c’est bien d’aller faire le tour de l’Alaska en chien de traîneau, mais bon...
H. - Vous voulez dire que c’est aussi le moyen de dire aux chômeurs : "regardez autour de vous, ne vous plaignez pas ?"
K. - Exactement ! Ne vous plaignez pas, il y a pire que vous. Moi avec l’album, je pousse un coup de pied dans la fourmilière... Mais même à gauche, même les mairies de gauche ne donnent pas. Personne me donne. Je viens de Pau ; Pau c’est ancré à gauche depuis d’éternelles années, on ne m’a jamais donné un euro de subventions. Pas un euro. J’ai fait des dossiers bien plus complets... Et puis il y a aussi cette étiquette rap, même si malgré tout je sors du rap aujourd’hui, parce que les rockeurs prenaient eux, quand même. J’ai vu des rockeurs prendre cent cinquante mille euros à la mairie de Pau. Ils vendent leur album à trois cents exemplaires, quand nous, en n’ayant pas pris un euro, en ayant tout enregistré dans la chambre, on vendait trois mille albums, juste sur Pau. Le patron de la Fnac m’accueillait en me disant "Vous avez dépassé les ventes de Michael Jackson", on était sortis le même jour. "Comment ça se fait ? D’où vous venez ? Qui êtes-vous ? Venez dans mon bureau, champagne monsieur". A la Fnac, en indépendants, on venait déposer nos cartons. On m’a dit "non, on n’en prend que dix pour les auto-productions" et ils m’ont rappelé le lendemain pour me dire : "tu m’en apportes deux cents" !
H. - Pour en revenir aux pratiques artistiques, vous disiez que dans l’art, contrairement au sport, la personne handicapée existe en dehors de son handicap, que le handicap s’évapore...
K. - Il ne s’évapore pas totalement. Quand j’écris pour les autres en tant qu’auteur, oui, clairement il s’évapore. Après, il y a plein d’artistes pour qui j’ai écrit et que je n’ai jamais rencontrés ou alors après que leur album soit sorti. Et puis ils me voient arriver en fauteuil et me disent : "Ah, ah... mais c’est toi ? c’est toi qui a écrit, ah bon ok". C’est fou ! Des fois, ils sont même gênés parce que ils m’ont fait réécrire trois fois, quatre fois, c’est ça aussi. Et ouais c’est moi qui ai écrit, désolé je suis en fauteuil, je ne te l’ai pas dit au téléphone ; quand j’appelle les gens je ne dis pas "Ouais salut, je suis en fauteuil". Maintenant oui, je pense que la personne handicapée en général, s’épanouira beaucoup plus dans un milieu où elle existe au travers de ce qu’elle produit, et non de l’image qu’elle renvoie.
H. - Vous voulez vous installer bientôt à Marseille, vous connaissez un petit peu ?
K. - Ouais, c’est tout en pente, c’est un bordel aussi. Mais ça je le sais, je suis condamné à ... après, bon est-ce que je m’arrête à ça ? Non, il faut avancer quoi. Tant pis, la vie en fauteuil est plus galère et ça m’a gêné dans mon métier d’auteur. Quand il faut rencontrer les artistes, les artistes ils sont où ? En studio. Quand ils m’appellent et qu’ils me disent "j’enregistre mon album, j’ai bloqué tout le mois tel studio, passe, j’ai besoin de tes mots, j’ai besoin de ta plume". Quand il y a trois étages, comment je fais ? C’est un bordel. Je me suis retrouvé avec des artistes qui me portaient dans les bras. Puis quand je vais écrire, pour Anggun ou pour Lââm, elles ne peuvent pas me prendre dans leurs bras ! Voilà . C’est une réalité, ça me fait chier jusque dans mon métier d’auteur. Après, je me suis retrouvé dans des situations où je suis au troisième étage, je ne peux pas redescendre et puis j’ai envie de pisser, je n’ai pas de sonde dans ma voiture, je reste sept heures sans me sonder, le lendemain j’ai une putain d’infection urinaire de ouf ! C’est une réalité, franchement, c’est un combat. Même pour être auteur c’est un combat. La vie c’est un combat, quand on est en fauteuil, c’est un combat, voilà . La chance qu’on a, c’est qu’on a pas le choix. Et ça, c’est une putain de chance, parce que combien de personnes ont le choix et ne savent pas où elles vont, qu’est-ce qu’elles font. Du coup, elles attendent ; tu arrives à vingt-huit ans, tu n’as rien fait, parce que tu avais le choix et tu n’as pas pris de décision. Moi je n’ai pas le choix, donc j’y vais. Tu vois, on a pas le choix. C’est une chance quelque part... il faut prendre le bon côté. Enfin, je ne veux pas être simpliste, je ne vais pas faire de la psychologie de comptoir, mais on y va quoi.
H. - Dans "Cent mesures pour convaincre", vous dites : "Je suis un être humain sans rêve, et puis le temps s’arrête", qu’est-ce qui vous fait encore rêver ?
K. - Une femme. Les femmes me font rêver, l’amour me fait rêver. Tu vois, c’est simple. Quand je dis dans "Toute ma différence" que je touche avec les yeux, que je rêve des pierres et des montagnes, et qu’il n’y a toujours pas d’ascenseur qui puisse m’y déposer... La montagne, ça me fait rêver. Les calanques, aller dans les calanques avec une minette, merde, ça c’est relou ! Je ne peux pas, c’est une réelle frustration.
H. - Et concernant votre métier d’artiste, votre rêve ?
K. - Faire un morceau avec Renaud, Magyd Cherfi le leader de Zebda, Cali, Lisa Ekdhal, deux trois petits morceaux comme ça. Ouais, ah ouais, c’est purement égoà¯ste, vous me parlez de mon rêve égoà¯ste, voilà , c’est de faire des morceaux, avec les gens que j’écoute. Mon rêve ce n’est pas de vendre trois cent mille albums, tu me dis l’Olympia tout ça, non, non, mon rêve c’est vraiment partager des morceaux. D’ailleurs, pour mon album je n’ai pas envie de m’appeler que Kaëm, mais Kaëm etc, parce que mon album est le fruit de toutes les personnes qui m’entourent et de tous les gens que j’ai rencontrés.
H. - Et bien merci Kaëm.
Propos recueillis par Sarah Champion et Ugo Chavarro
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