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Handicap et Féminité

N’en rester pas moins femme

Il n’est peut-être pas nécessaire de victimiser davantage les femmes au sein de la société : qui doute encore qu’il existe nombre d’inégalités entre hommes et femmes dans le traitement que l’on réserve à chacun, qu’il s’agisse d’éducation, d’emploi, de salaire, de répartition des tâches ménagères, de violences...?
Pourtant, force est de constater qu’une femme ayant un handicap, au même titre qu’une femme dite "valide" face à un homme dit "valide", n’a pas accès aux mêmes chances, aux mêmes opportunités qu’un homme ayant le même handicap qu’elle. Pas très surprenant lorsque l’on a conscience des inégalités entre les sexes en dehors de tout handicap. Mais être femme et être handicapée, ce ne devrait pas être un double challenge...

En ce mois où est célébrée la journée de la femme, nous souhaitons nous interroger sur l’impact que peut avoir le handicap sur notre identité sexuée.
Nous commençons bien sà »r par évoquer la sexuation féminine, avant un dossier abordant ce même vécu mais côté hommes cette fois, prévu pour le mois d’avril.
Madame Agnès Bonnet, Maître de conférence en psychologie et psychopathologie cliniques à l’Université de Provence [1], nous a fait l’honneur de participer à cet article et nous éclaire également sur les tenants et les aboutissants de la sexuation féminine.

Qui sont les femmes handicapées ? Selon l’Organisation Mondiale des Personnes Handicapées [2], ce sont les femmes « qui ont un ou plusieurs handicaps, et qui sont confrontées à des barrières sociales ». Cela les inclut toutes, quelle que soit leur culture, classe sociale, préférences sexuelles, etc...
Les Nations-Unies précisent que le handicap peut être physique, sensoriel ou mental, visible ou non ; ce qui comprend notamment le diabète, les pathologies cardiaques et le cancer du sein. [3]

Citons encore l’O.M.P.H. : « une femme handicapée rencontre diverses limites : en tant que femme, elle est considérée comme une femme à qui il manque quelque chose ; à ce titre, la féminité vient en première ligne. »
Ces inégalités se chiffrent. Par exemple, le taux d’alphabétisation mondial des adultes handicapés est de moins de 3 %. Il atteint 1 % dans le cas des femmes handicapées (Etude du PNUD, 1998 "Source : Département de l’information de l’ONU).
Dans l’Union Européenne, le taux d’emploi des femmes handicapées est de 2 %, contre 36 % pour les hommes handicapés (et 55 % pour les femmes non handicapées)
 [4]. Exemples parlants, mais nous ne vous accablerons pas de statistiques !

Et puis, il y a l’accès aux soins : la situation en termes de gynécologie est assez inquiétante. Le RIFH [5] a mené l’enquête et démontre à quel point il y a un manque en ce qui concerne les femmes handicapées. Beaucoup de cabinets de gynécologie sont inaccessibles aux fauteuils roulants, les tables pas toujours adaptées au handicap... Sans compter, plus révoltant encore, l’attitude parfois méprisante des personnels. Il semble que l’idée même de la sexualité des personnes handicapées soit d’ailleurs un sujet qui en dérange plus d’un, et qu’on ait tendance à vouloir en faire des êtres asexués [6]... Infantilisation ou angélisation ? Il n’est pas nécessaire de trancher cette question ici. Mais force est de songer que la sexualité est aussi étroitement liée à notre identité sexuelle, qu’il s’agisse de féminité ou de virilité, et que si son épanouissement est entravé, tout un pan de notre identité peut en être destabilisé...

Mais d’abord... Qu’est-ce qu’être femme ?
Quels sont nos critères pour évaluer la féminité... Quelle est la représentation que l’on a de la femme, comment définir le rôle qu’on lui attribue au sein de la société ? Qu’est-ce qui fait d’une femme, une femme ?

Les signes extérieurs de féminité, les formes, la coquetterie ? Maquillage, coiffure, bijoux et vêtements...?
Ou bien serait-ce plutôt les qualités "œtypiquement féminines" ... La sensibilité, la naà¯veté peut-être, la grâce, la douceur, la gentillesse...? Le fait d’être aux petits soins, attentionnée ?
Peut-on aussi bien définir les sexes et leurs caractéristiques ? La limite est-elle si nette entre homme et femme ? Ne peut-on posséder des traits "œde l’autre sexe" sans se laisser définir par la catégorie à laquelle ils sont généralement attribués ?

Comme le dit Pascale Biot [7] : « il me semble que chaque femme a sa façon d’être femme, d’être féminine. »
Elle ajoute : « La situation de handicap intervient dans le "œosons l’être" mais une fois la décision prise, le vécu de la féminité est là et varie selon l’identité, le vécu ».

Maccoby, en 1990 [8], constate que très tôt, petites filles et petits garçons se distinguent par leurs comportements respectifs. Ainsi, les filles vont tendre à être arrangeantes : à l’écoute de l’autre, elles vont rechercher son accord, émettre des suggestions, nourrir l’interaction... Et ce, dès trois ou quatre ans. Si cette ouverture sur l’autre, cette douceur et cette diplomatie sont caractéristiques des filles et des femmes, on peut imaginer que le handicap soit susceptible d’atténuer ces traits : la personne qui en est atteinte est parfois forcée de s’affirmer, de revendiquer des droits dont certains la priveraient volontiers et de ne pas être trop conciliante justement, pour ne pas se faire marcher sur les pieds.

Bien sà »r, certains types de handicap rendent plus difficiles certaines formes de coquetterie. Comment se maquiller, dès lors que l’agilité de ses mouvements est approximative ? S’il est nécessaire de faire appel à autrui pour "œse faire belle" , est-ce à dire que notre "œféminité" dépend de lui et peut nous échapper ? Est-elle "œconditionnelle" ?

... Conditionnée, certainement. Car ce que la société peut aussi attendre d’une femme, c’est l’image d’une bonne épouse, d’une bonne mère. Qu’est-ce qui est plus "œtypiquement féminin" que la maternité ? Regardez autour de vous. Nombreuses sont les femmes en situation de handicap qui font des mères merveilleuses. Cela nécessite parfois quelques adaptations (bureau en fait de table à langer pour être accessible en fauteuil, bol gradué en braille pour préparer les biberons... [9]) mais cela n’a jamais empêché une mère de prendre soin de son enfant, et de lui apprendre ce dont il a besoin pour se débrouiller dans ce monde. Ce qui gêne surtout, c’est le regard de la société : « En tant qu’épouse, lorsque la femme handicapée est mariée à un homme valide, elle a de la chance mais n’est pas perçue comme une bonne épouse. En tant que mère, elle est difficilement reconnue comme étant capable d’être une bonne mère. Et en tant que travailleuse, dans certains pays, les femmes handicapées sont régulièrement destinées aux tâches ménagères, et ce dès leur plus jeune âge, ce qui les amène à ne pas être poussées dans leur études et donc à ne pas avoir accès aux études, à l’évolution, à la recherche de la féminité, etc. » (O.M.P.H.)

Être une bonne épouse ? Là encore il est probable que les points de vue soient très variés ! Mais la vie de couple n’est jamais facile. Et lorsque la maladie ou le handicap est présent, indéniablement il sert de métronome... [10] Qu’il installe une relation d’aide et dépendance, ou demande simplement une certaine compréhension, il occupera forcément une grande place. Certaines préfèrent d’ailleurs que leur compagnon possède ce même stigmate, pour être mieux comprise sans doute. D’autres au contraire, refuseront cet effet miroir, ou chercheront même à compenser leur propre déficit en cherchant quelqu’un de plus fort.
Reste qu’être "œune bonne épouse" , c’est encore l’influence de la société, une image qu’elle tente d’imposer... Alors, comme le dit Hanna Arendt : "Pour être confirmée dans mon identité, je dépends entièrement des autres". Du regard de l’autre sexe notamment... Mais aussi de mes pairs ; de la société toute entière...

Le Grand Dictionnaire de la Psychologie (Larousse, 2002) met bien en évidence ce facteur. Dans sa définition du mot « handicapé », il indique que le terme se rapporte à une personne « atteinte d’un désavantage, infériorité résultant d’une déficience ou d’une incapacité qui interdit ou limite l’accomplissement d’un rôle social, ce dernier étant considéré en rapport avec l’âge, le sexe, les facteurs sociaux et culturels ». La définition est large... Et pourrait sans doute inclure bien plus de personnes et de rôles que l’on a l’habitude de le faire.

Pour revenir à l’identité proprement dite, à ce qu’elle a de plus individuel et intime, et à l’impact qu’a sur elle le handicap, il faut tenir compte aussi du moment auquel il apparaît. Dans la construction de l’identité sexuelle ou dans la conscience que l’on a de son genre, il est évident que l’influence du handicap ne sera pas la même selon que l’on naît avec ou qu’il intervient en milieu de parcours (et à quel moment de ce parcours). S’il survient au cours de la vie, cela nécessitera de se reconstruire et de se repenser...
À ce point, il semble intéressant de se pencher sur la théorie de la sexuation. Mme Agnès Bonnet, maître de conférences à l’Université de Provence, a gracieusement accepté de nous en expliquer les principaux rouages : nous la remercions pour le texte qui suit.

Le handicap, en tant qu"™il représente une atteinte du corps et/ou du psychisme de l"™individu, vient interroger le corps du sujet , et ce que ce corps représente pour lui. Le corps se situe à l"™interface entre le psychisme et la réalité, il permet de faire lien entre le sujet et ce qu"™il donne à voir ; il inscrit tout autant qu"™il témoigne d"™une réalité qui n"™est pas toujours physique.
Être femme ou homme implique un positionnement différent dans son rapport au corps, puisque celui-ci porte organiquement la différence sexuelle ; aussi, certains peuvent se retrouver dans cette différence comme d"™autres peuvent la questionner. Se reconnaître homme ou femme implique de se dégager de l"™anatomie pour se centrer sur la dimension subjective ; à savoir, que cela représente-t-il pour nous qu"™être homme ou femme ? Nous aborderons cette question à partir de la notion de sexuation, qui met en question l"™identité du sujet tout autant que son rapport à l"™autre (et à l"™autre sexe). Le handicap peut être compris comme venant réactualiser ces questions, et les mettre à l"™épreuve.

Le handicap, physique et/ou psychique, affecte la représentation que le sujet peut avoir de lui-même, et vient trouver un écho au sein de la dynamique psychique de celui-ci. On entend par dynamique psychique les éléments qui correspondent à une organisation de personnalité intégrant la question identitaire, mise à l"™épreuve du handicap.
L"™organisation de la personnalité correspond à un fonctionnement psychique inconscient et un fonctionnement conscient, l"™articulation des deux niveaux du fonctionnement psychique étant nécessaire au sujet.

Cette "œmise sur le tapis" de la question de l"™appartenance sexuelle à travers les traces laissées par la situation de handicap passe notamment par le corps, témoin ou tenant lieu de l"™inscription physique du sujet dans son sentiment d"™existence, d"™une part, mais aussi, dans son rapport à l"™autre. Le corps en effet, se situe à l"™interface entre le psychisme et l"™extérieur au sujet, la réalité ; il témoigne de ce que peut vivre parfois le sujet (par exemple, les somatisations [11]), et lui permet d"™être en relation. Il soutient aussi l"™image ou la représentation du sujet vis-à -vis d"™autrui.

La question que l"™on peut se poser concerne les conséquences subjectives liées au handicap selon le sexe d"™appartenance (ou de référence) du sujet. En effet, la sexuation n"™engage pas tant le sexe réel, que le genre sexuel, auquel le sujet s"™identifie au cours de sa construction. Elle rend compte de la façon dont les hommes et les femmes se rapportent à leur sexe propre.

Ceci implique, pour s"™identifier à l"™un ou l"™autre sexe, de reconnaître certaines différences entre hommes et femmes. La question prévalente de la différence sexuelle prend appui sur la différence anatomique de la présence ou de l"™absence de pénis. L"™organe mâle correspond métaphoriquement au "œphallus" , autour duquel va s"™organiser le rapport à la castration de chaque sujet de chacun des sexes. La castration symbolique correspond à la capacité du sujet à renoncer, au temps de l"™Å’dipe, à l"™objet premier de son désir, la mère ; elle implique la nécessaire séparation entre l"™enfant et sa mère, introduite par le père (ou son représentant).
L"™acceptation ou non par la petite fille de la différence des sexes et des positions intersubjectives particulières que cela peut impliquer, l"™amène à se reconnaître comme castrée. En ce qui concerne la sexuation, être ou ne pas être le phallus (en tant qu"™enfant pour la mère), l’avoir ou ne pas l"™avoir, organisent le rapport du sujet au désir.
Se reconnaître comme homme ou femme n"™engage pas le même travail psychique au temps de sa construction, ni le même ordre de fonctionnement par la suite. Penser ces termes "œhomme" et "œfemme" comme pouvant se répondre du même niveau (de lecture) est illusoire ; une différence fondamentale, qui n"™est pas limitée à la différence sexuelle, existe. Aussi, la manière de traiter les événements de vie venant résonner avec la problématique de la sexuation est différente selon les sexes.

Cette problématique se développe donc à partir de ce qui constitue le sujet (l"™identité) et qui correspond à son organisation psychique. Cette question de l"™identité est double, elle implique de s"™interroger sur les éléments sur lesquels elle repose et qui peuvent être remis en cause dans la situation de handicap : intégrité corporelle et psychique ; rapport au corps ; rapport à l"™Autre (garant de l"™existence, reconnaissance par l"™Autre) ; mais aussi, ce que cette organisation engage dans le rapport à l"™autre (altérité, rivalité), et à l"™autre sexe.

Poser la question de ce que c"™est qu"™ "œêtre une femme" implique d"™interroger le rapport au corps du sujet et ce que cela implique du fait de la différence anatomique dans la position par rapport à l"™homme ; qu"™est-ce qu"™être une femme pour soi et pour l"™autre (sexe) ? Les réponses à ces deux questions n"™étant pas superposables. Le handicap, en attentant à l"™intégrité corporelle et/ou psychique, demande un changement de perspective pour le sujet dans le rapport qu"™il entretient avec son corps, en tant qu"™objet sexué (marque de reconnaissance de son appartenance sexuelle) et objet sexuel (objet du désir de l"™autre).

Le corps en tant qu"™objet dans la relation intersubjective est un lieu particulier d"™investissement pour un sujet, peut-être d"™autant plus qu"™il témoigne aisément (et justement dans le handicap) des traces du passé.
La différence sexuelle est impliquée dans la manière que le sujet a de traiter la réalité. La construction psychique et identitaire repose alors sur des éléments d"™identification, certes, mais également sur un rapport au corps, à la castration et au manque différent selon le genre sexuel. La situation de handicap, ou le handicap, vient affecter la femme dans son corps sexué, et la reprise de cette atteinte par la femme prend sens dans son articulation à ce que cela engage pour elle, psychiquement, que cette atteinte. Ceci souligne l"™importance des dimensions subjectives mises à l"™épreuve, et oriente vers ce que cela implique pour le sujet féminin de réaménagements dans son rapport à l"™autre sexe.

A. B. & L. L.

Notes

[2« L’identité handicapée », Michel Mercier, p.35

[3« Girls and women with disabilities include women with physical, sensory and mental impairments whether visually apparent or not (including such conditions as diabetes, heart disease or breast cancer). It includes disabled girls and women of all ages, in rural and urban areas, regardless of the severity of the disability or whether they live in the community or in an institution. »

[5Réponses Initiatives Femmes Handicapées : http://www.rifh.org/

[7« L’identité handicapée », Michel Mercier, p.35

[8in « Psychologie du Développement "Les à‚ges de la Vie » de Helen Bee, De Boeck, 2003.

[10A ce sujet, voir le fascicule de l’ASPH : "Vivre avec un conjoint handicapé moteur".
http://www.asph.be/ASPH/Analyses-et-etudes/Analyses2007/handicap-vie-de-couple.htm

[11Processus par lequel une détresse psychique s’exprime sous forme de symptôme physique.
Pour en savoir plus : http://www.pathol08.com/louportail/portail/NPD/article.php?sid=776


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