Handicap et vie sentimentale : le regard extérieur et les tabous
Notre société clame la volonté d"™abolir toute discrimination à l"™égard des personnes handicapées. On a légiféré dans tous les domaines : Emploi, éducation, urbanisme, transports, etc. Si les effets peuvent sembler se faire attendre, ces mesures tendent au moins à faire évoluer les mentalités.
Pourtant lorsqu"™on évoque la question des sentiments, de la vie affective, ou - pire encore - de la vie sexuelle de ces personnes, on sent que ça coince un peu...
Posons d"™emblée l"™axiome suivant : les relations amoureuses participent de manière primordiale au bien être et à l"™épanouissement de chacun. On ne peut difficilement concevoir une existence équilibrée sans vie sentimentale, et la vie sentimentale ne se conçoit généralement pas sans sexualité. Sous-entendre que la question de l"™amour et du désir serait moins primordiale pour une catégorie d"™individus reviendrait à nier l"™humanité de ces êtres.
Être handicapé ne veut pas dire être asexué, incapable d"™aimer et d"™être aimé. Pourtant persiste une tendance à se représenter la personne handicapée comme un sujet chaste, dénué de désir. Sans doute est-il plus commode de penser de la sorte, car dans une société de plus en plus compétitive, cela permet aux esprits de minimiser l"™exclusion que subissent ceux qui ne rentrent pas dans le moule.
Quelles sont les valeurs que notre société promeut, au juste ? L"™apparence ? La performance ? La "œbeauté intérieure" n"™aurait-elle plus la cote ?
La bienveillante ignorance
Le regard porté sur un couple dont les deux personnes présentent le même handicap est attendri, voire condescendant. Car bien sà »r, dans les esprits, il ne doit s"™agir là que d"™amourette, quelque chose de mignon, d"™innocent... Comme ces personnes en maison de retraite qui ont une dernière romance au crépuscule de leur vie : ils sont tellement attendrissants ! Cette infantilisation découle du fait que beaucoup ne sont pas même capables d"™imaginer que ces personnes pourraient partager une vie sexuelle. [1] Et quand bien même, il vaut mieux écarter cette idée car elle est bien trop désagréable.
Aux États Unis, si la plupart des séries télévisées présentent des personnages présentant le plus de diversité possible (quotas obligent), pour autant la mixité n"™est pas de mise. Par exemple, on ne trouvera que très rarement une logique de rivalité entre deux amis, l"™un blanc et l"™autre noir, pour la même fille. Le personnage noir aura une romance avec une fille noire, ou bien, immense signe d"™ouverture, avec une latino, une asiatique, bref, avec n"™importe quelle autre représentante d"™une minorité. C"™est d"™ailleurs son choix à lui, prétendra-t-il : "les filles blanches ont les fesses trop plates". Est-ce si différent chez nous ? De manière plus ou moins consciente, est distillée l"™idée qu"™une personne handicapée n"™a pas de réel désir pour une personne valide. Ou plutôt qu"™elle préfère la compagnie de quelqu"™un qui lui ressemble. Cette idée s"™applique de la même manière pour une personne obèse, ou d"™une extrême laideur : on aura tendance à penser que quelqu"™un présentant une apparence similaire à eux sera forcément moins repoussante de leur point de vue. Qu"™ils n"™ont pas le même système de valeur que les gens "normaux".
Là encore, cette façon de penser conduit à "déshumaniser" un peu l"™autre, ce qui permet de réduire sa propre implication...
Le regard porté sur un couple mixte valide/handicapé est différent. Non il ne sera pas agressif, mais tout de même un peu teinté d"™étonnement : on n"™est pas dans une situation "normale". On aura tendance à louer le courage et la générosité de la personne valide, et plus le handicap de l"™un sera lourd, plus on considérera l"™autre comme un héros, voire un saint. [2] Si par exemple une personne apprend le langage des signes pour communiquer avec son conjoint sourd, voyez comme on célébrera la force de son amour ! Il semblera pourtant beaucoup plus banal de voir quelqu"™un apprendre la langue de son conjoint étranger.
Il arrive parfois qu"™une idylle se noue entre une infirmière et le pensionnaire d"™un établissement. Ce fut le cas de Marcel Nuss, infatigable militant pour les droits des handicapés, et de celle qui allait devenir son épouse. Marcel Nuss est ce qu"™on appelle une "personne handicapée dépendante" : frappé d"™amyotrophie spinale, son corps est atrophié, et il est presque totalement paralysé. À 15 ans, il est hospitalisé en long séjour. C"™est là qu"™il rencontre sa future femme avec laquelle il quitte l"™hôpital à 19 ans, contre l"™avis des médecins. Ils vivent ensemble depuis une trentaine d"™années et ont eu deux enfants. Pourtant on imagine les difficultés qui se sont présentées pour sa femme : elle a abandonné son travail d"™infirmière pour se consacrer à son époux, chargée d"™assurer une garde jour et nuit, sans repos, sans droit à la retraite. Ils durent se battre des années pour lui obtenir un salaire.
Choix difficile ? Sacrifice ? Courage ? Ce que ces femmes, ces hommes, voient dans leur conjoint c"™est - comme tout un chacun - l"™objet de leur amour, la personne auprès de laquelle ils trouvent le bonheur et s"™épanouissent. Il leur est sans doute plus facile de surmonter les obstacles liés à une situation particulière que de combattre leurs sentiments amoureux.
Pour autant, on ne minimisera pas les nombreuses difficultés que rencontre un couple mixte. Il arrive que l"™un des membres d"™un couple "valide" soit brutalement confronté à une situation de handicap. Cette fois la question du choix se pose car ces difficultés n"™étaient pas attendues. Le couple, dont les bases ont changé, doit trouver une nouvelle identité s"™il veut perdurer.
Leur tâche sera d"™autant plus compliqué que la personne invalide devra être placée en établissement, et les soins et la rééducation durent parfois de longs mois. Mais durant cette période où les conjoints ont plus que jamais besoin de se retrouver, d’exprimer leurs sentiments et de mettre à plat leurs problèmes, ils ne disposent d"™aucune intimité.
La question de l"™intimité de la personne handicapée dans les établissements spécialisés n"™a rien d"™anecdotique, c"™est même l"™un des combats que mène l"™Association des Paralysées de France (APF) : « Trop souvent encore, le droit à la vie privée et l"™intimité ne sont pas respectés. La non reconnaissance du droit à son espace privatif, quel que soit le lieu de vie de la personne, ne permet pas une vie affective, sentimentale et sexuelle. » Rien n"™a été prévu à cet effet dans la plupart de ces établissements, où les patients partagent le plus souvent une chambre, et où le personnel peut entrer sans crier gare à toute heure de la journée et de la nuit.
Cette question serait-elle taboue ? Est-on si timorés en France ? Pourtant si on prend l"™exemple des établissements pénitentiaires, on constate qu"™on a eu le courage de mener une vraie réflexion sur le sujet, et que de vraies solutions ont été mises en place. Est-ce que le problème ne découlerait pas en partie d"™une infantilisation systématique du patient par le personnel ?
Le plaisir et les tabous
« Pas de bras, pas de chocolat ! » Cette sentence, archiconnue, est la réponse que fait un père à son fils qui ne peut se servir seul car il est manchot. C"™est bien sà »r une plaisanterie, qui présente un exemple de logique d"™une cruauté si inhumaine, si choquante, qu"™elle en constitue le ressort comique. Et si on rit "dans le cas improbable où on ne l"™a pas déjà entendue une dizaine de fois "c"™est bien sà »r aussi parce qu"™on garde à l"™esprit qu"™elle est imaginaire. Mais ne serait-ce pas avec cette même logique qu"™on répond aux besoins de personnes si lourdement handicapée qu"™elles ne sont pas en mesure de se satisfaire sexuellement seules ? « Pas de bras"¦ » Dans la réalité, où les personnes handicapées en dépendance physique sont vouées à une chasteté forcée, cette cruauté perd tout à fait son aspect comique.
Il ne faut pas minimiser l"™importance du désir et de la libido. La frustration qui résulte de cette privation est telle qu"™elle risque de laisser place à de la colère et de l"™agressivité, dirigée vers les autres ou même vers soi-même. Selon Marcel Nuss, certaines personnes ont une détresse si extrême, qu’il y a des exemples de mères qui ont dà » se résoudre à soulager elles-mêmes leur enfant, avec les conséquences psychologiques qu"™on imagine... Bien sà »r cette manière d’argumenter est un peu limite, mais ça permet tout de même de percevoir combien il est difficile de se faire entendre sur ce problème.
Marcel Nuss ainsi que l"™APF militent pour que soient mis en place des services d"™"œassistance à la sexualité" , à l"™image de ce qui existe déjà dans différents pays d"™Europe du Nord (Pays Bas, Allemagne, Suisse Allemande et Danemark). Cette assistance est effectuée par des intervenants spécialisés et formés et qui possèdent l"™empathie nécessaire. Il peut s"™agir lors de cet accompagnement d"™éduquer une personne handicapée à comprendre les pulsions de son corps, de l"™initier à les maîtriser ou bien lui faire partager une expérience physique et affective. Tout dépend également des rapports entre l"™assistante et la personne : par accompagnement, on désigne l"™éducation mais aussi l"™acte en soi qui peut aller jusqu"™à la pénétration. Les bienfaits d"™un tel accompagnement sont prouvés et se sont démontrés très utiles et bénéfiques notamment dans le cas de personnes autistes adolescentes et adultes.
Il va sans dire que cette assistance serait étendue aux femmes ainsi qu’aux homosexuels. Mais la société a un regard dur sur la femme qui fait état de son désir sexuel, et on pressent que peu d’entre elles oseraient faire cette demande.
Malgré les précautions envisagées (formation adaptée aux futurs accompagnateur(trice)s, création d’un organisme de tutelle, structures sous forme d’association à but non lucratif, bénévolat...) on oppose des problèmes tout à la fois d"™ordres éthique, technique, médical, juridique, économique... Mais évidemment le principal obstacle est surtout d"™ordre moral : on s’offusque, on est choqué, on se scandalise... On doute un peu que des hommes politiques soient si timorés, mais sans doute pensent-ils que les électeurs, eux, le sont.
On connait pourtant bien des exemples où une loi est votée pour régulariser et surtout réglementer des pratiques déjà existantes. Ainsi des proches, avec souvent la complicité de soignants compatissants n’hésitent pas à faire appel à des prostitués. Celles-ci s"™acquitteront rapidement de leur tâche, guidées cette fois non par l"™empathie, mais par une augmentation substantielle de leurs tarifs... Les intermédiaires quant à eux risquent sept ans d’emprisonnement et 150000 euros d’amende : quand l’article 225-6 du code pénal sur le proxénétisme se heurte à la "loi handicap" du 11 février 2005 qui pourtant « donne le droit à compensation des conséquences du handicap »...
Est-ce que ces réticences viennent des tabous concernant la sexualité de la personne handicapée ? Ou bien peut-être d’un autre, plus grand encore, et qui réside dans le fait qu"™une assistante sexuelle ferait se télescoper dans les esprits l"™image de la sainte et de la putain ?
Les enfants de Peter Pan
Comment qualifier alors les tabous liés à la sexualité chez les personnes handicapées mentales ? Chez les parents déjà , la chose est difficile à admettre ; victimes du "syndrome de Peter Pan", ils voient dans leur progéniture un éternel enfant. Il leur est difficile de concilier cette image avec celle d’une sexualité d’adulte... Il en découle malheureusement des carences en matière d"™éducation sexuelle.
Longtemps la sexualité était niée chez les personnes intellectuellement déficientes. La reconnaissance de cette sexualité n’a pas constitué forcement en un progrès car dans les centres spécialisés la stérilisation des sujets - bien qu’interdite - était largement pratiquée. Pratique devenue très rare, mais qui n’a pas totalement disparu.
Les choses ont heureusement évoluées et les encadrants sont les premiers à dire qu’il est épanouissant pour la personne handicapée mentale d"™avoir une vie affective et sexuelle et que c’est son droit. À ce titre, famille, tuteur, institution ou établissements, voire médecin sont tenus à une démarche éthique et pédagogique. Cet entourage doit aider la personne à comprendre le sens et la portée de sa vie affective et sexuelle comme à prendre les décisions opportunes, notamment en matière de contraception.
On en vient naturellement au sujet du désir d’enfants chez ces personnes.
Il convient de regarder les choses en face, la procréation chez des personnes intellectuellement déficientes crée des questions, soulève des problèmes et peut engendrer des situations dramatiques. Mais fonder une famille est un droit absolu pour chacun. Remettre ce droit en question pour ces personnes ne serait pas céder à la sordide tentation de l’eugénisme ?
Ici, les institutions, parce qu’elles sont au contact des personnes concernées, ont progressé plus rapidement que la société, voire même que certains parents. Ces derniers se battent pour l"™autonomie de leur enfant, pour l"™intégrer en milieu ordinaire, lui apprendre à lire, à écrire, et sont pourtant prêts à mettre les pires interdits, pensant protéger leur enfant, lorsqu"™il s"™agit de sexualité et parentalité.
Bon an mal an, il apparait selon une enquête réalisée par l"™UNAPEI auprès de 200 familles dont l’un des parents au moins est handicapé mentalement, que 65% d’entre elles, correctement encadrées, conservent leur droit de garder leur enfant et d"™organiser librement leur vie familiale.
La méconnaissance de l’autre, les tabous, freinent l’évolution des mentalités. Et cela sans doute persistera tant qu’on se focalisera sur nos différences, qui conduisent généralement à la stigmatisation. Et si nous nous attachions à nous concentrer sur ce qui fait de nous des semblables ?
Emmanuel Ducassou
[1] Selon un sondage IFOP réalisé pour l"™Association des Paralysés de France (APF) en mai 2006, 61% des Français pensent que les personnes en situation de handicap n"™ont pas de vie sexuelle.
[2] Selon le même sondage que la note ci-dessus, 87% des Français pensent que vivre en couple avec une personne en situation de handicap nécessite du courage.
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