Au delà du handicap, une culture
Qu’est ce que la surdité ? Qu’est-ce qu’être sourd ? Oralistes ou pratiquant la langue des signes, malentendants, devenus sourds ou ayant un implant cochléaire, issus de parents entendants ou de parents sourds, la "communauté" sourde, de par la diversité des profils qu’elle regroupe ne peut à l’évidence se définir comme un ensemble uniforme, partageant les mêmes déficiences, les mêmes différences, mue par les mêmes préoccupations ou revendications sociales.
Deux univers lexicaux viennent cependant éclaircir et définir le champ des réponses possibles.
Tout d’abord, et même si nombre de sourds refusent l’étiquette de "personnes handicapées", ce qui ressort de prime abord c’est la situation de handicap. D’un point de vue médical, la surdité est en effet définie comme un état pathologique caractérisé par une perte partielle ou totale du sens de l’ouà¯e. Elle concernerait en France, près de 5,2 millions de personnes, à des degrés divers (surdité légère, moyenne, sévère, profonde). L’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) définit d’ailleurs la surdité comme un handicap. Elle prend en compte la situation de déficience d’une personne sourde vis à vis de son environnement, en termes de rapport (de relation) à l’accessibilité. On parle là d’accessibilité à l’éducation, à l’information, à la culture, aux loisirs, au monde du travail, à l’espace public, à la vie de la Cité de manière générale. Cette déficience est donc source de handicap social, handicap de la relation et de la communication.
Émerge dans un second temps la notion de culture. En sociologie, la culture est définie comme "ce qui est commun à un groupe d’individus et comme ce qui le soude". A ce titre, les Sourds [1] ne se considèrent pas comme des personnes handicapées mais comme des membres d’une communauté culturelle distincte, ayant en commun leur propre langue, leurs propres valeurs, règles de comportement, traditions, leur propre identité et leur humour propre. Si l’on considère la Langue des Signes, comme l’élément central de la culture et de l’identité sourde, nous dirons que le terme de Culture Sourde concerne pour l’essentiel les quelque 200 000 sourds qui utilisent la LSF (Langue des Signes Française).
Alors, la surdité relève t-elle avant tout du handicap ou est-elle à travers sa langue notamment, l’expression d’une culture et d’une identité à part entière ? Handimarseille s’est penché sur la question ce mois-ci et vous propose quelques éléments de réponse.
La question du handicap
La surdité, de la déficience physique au handicap social
Le handicap est une notion mouvante. Sa définition évolue selon les époques et donc selon les avancées sociales, scientifiques et philosophiques.
Alors, qu’est-ce qu’un handicap et en quoi la surdité relève du handicap ?
La Loi de février 2005 [2] le définit comme tel :
"Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d"™activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d"™une altération substantielle, durable ou définitive d"™une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d"™un polyhandicap ou d"™un trouble de la santé invalidant".
L’adjectif sourd, avec un "s" minuscule, renvoie donc au handicap, au sens défini par l’OMS. Celui-ci prend une dimension sociale très forte si l’on considère que la surdité relève d’une véritable déficience dès lors qu’on aborde la question de l’accessibilité et donc de l’intégration (familiale, scolaire, culturelle, professionnelle etc.) dans le monde des entendants.
Si la surdité ne résulte pas nécessairement d’une maladie, elle représente bien une déficience (les capacités auditives sont diminuées), ainsi qu’un handicap (la différence face à la norme crée des difficultés d’intégration) ayant des conséquences sociales.
Dans la réalité des faits, les sourds sont invisibles dans la société actuelle. Il y a bien une situation de handicap au sens où la personne sourde doit se battre pour être intégrée, où elle doit se surpasser pour être perçue comme "normale".
D’un point de vue social, la surdité crée un isolement. Cette coupure "acoustique" avec le monde est accentuée par des phénomènes de ségrégation qu’entraînent le fait de ne pas être comme les autres. La déficience auditive est donc en premier lieu un handicap social. En effet, l"™individu sourd est avant tout une personne "handicapée de la relation et du langage". Observer un entendant qui essaie de converser avec un sourd, c’est assister à la rencontre de deux solitudes ; c’est aussi admettre que sur le plan de la communication, la surdité est un handicap qui se partage : "on peut guider l"™aveugle, voyant à sa place, on peut conduire un paralysé, marchant à sa place, mais on ne peut pas parler à la place d"™un sourd". [3]
Un déficit d’intégration des sourds dans la société
L"™absence d"™audition handicape lourdement l"™individu dans ses relations avec son entourage (sa famille, puis le milieu scolaire, puis le milieu professionnel"¦) et la société au sens large.
Dès son enfance, l"™individu sourd est confronté à de multiples perturbations dans sa relation au monde. Les parents ont un rôle essentiel dans la socialisation de l"™enfant, ils sont les intermédiaires entre l"™enfant et le monde environnant. La majorité des sourds sont issus de familles entendantes, pour qui l’annonce du handicap peut créer un choc psychologique. L"™enfant peut alors être rejeté si les parents comparent sans cesse ses performances avec celles d"™autres enfants, et l’enfant de ressentir de la culpabilité et de s"™isoler de la cellule familiale dans laquelle il se perçoit comme un problème. A l’inverse, l"™enfant peut être surprotégé, ses parents ayant tendance à vouloir tout faire à sa place, ce qui peut le conduire à refuser d"™avoir une vie autonome et à ne pas s"™intégrer complètement dans la société.
La scolarisation des enfants sourds a toujours été difficile. Selon leur niveau de langue orale et de compréhension du français, les sourds sont orientés vers une scolarisation en milieu ordinaire ou vers des instituts pour sourds dans lesquels la langue des signes est utilisée.
Bien que l"™accès au bac ne concerne encore qu"™une minorité d"™entre eux et bien qu’ils soient dans l’ensemble "sous diplômés", les élèves sourds accédant à l"™enseignement secondaire sont de plus en plus nombreux et ils franchissent de plus en plus les portes des universités.
Reste néanmoins la question de l’illettrisme. Malgré l’absence de statistiques précises, la grande majorité des personnes sourdes serait illettrée, ce qui dans une logique d’intégration scolaire et professionnelle dans un environnement entendant peut s’avérer rédhibitoire.
La loi prévoit pour les employeurs privés ou publics, une obligation d’emploi de personnes handicapées. Pourtant, le taux de chômage des adultes sourds est impressionnant : 30% des sourds profonds actifs sont demandeurs d’emploi, sans compter ceux qui ne sont pas enregistrés au pôle emploi. Ce chiffre s"™explique essentiellement par les difficultés qu’ont les sourds pour comprendre et se faire comprendre, principale source d"™inadaptation dans le travail.
Les métiers manuels et les emplois de bureau sont les professions qui accueillent le plus de jeunes déficients auditifs. L’augmentation du nombre de diplômés sourds, les amène aujourd’hui à envisager des postes plus qualifiés.
Disons enfin, que les difficultés d’accès des personnes sourdes à la vie de la Cité sont globales. Elles touchent aussi bien le système culturel, de santé, d’aide à l’emploi, de soutien financier... La solitude de certains sourds et le défaut d’information en sont la cause. Le fait de se battre contre la dénomination de "personne handicapée" n’est pas d’ailleurs sans conséquence. En effet, ce statut offre aussi des aides financières et humaines non négligeables.
Le regard et les réponses de la société : Le cas de l’implant cochléaire
Nous l’avons dit, la surdité est un handicap invisible et les sourds sont invisibles dans la société actuelle. Leur particularité est méconnue voire déniée, ce qui pose la question du regard que pose la société sur eux. Historiquement, (nous le verrons plus en avant) ce regard n’a jamais été très tendre. La surdité, hier rattachée à déficience intellectuelle, est aujourd’hui associée au handicap ; la norme médicale est devenue la norme sociale. Face aux progrès de la science (nous savons maintenant comment fonctionne la sphère ORL et donc la surdité), les sourds se sont trouvés confrontés au seul discours médical de la déficience et de sa réparation à tout prix.
Le cas de l’implant cochléaire est révélateur de cette situation. Les premiers implants cochléaires ont vu le jour dans les années soixante-dix. Il s’agit d’électrodes, implantées dans le cerveau, qui viennent remplacer l’organe auditif défaillant en stimulant directement le nerf auditif. L’implant cochléaire soulève néanmoins des questions d’éthique, de déontologie.
Il est d’abord question du choix donné aux parents d’enfants sourds. Le sourds le considèrent trop orienté vers la réponse chirurgicale et réclament un choix libre et éclairé. Il est certes difficile de naître sourd dans une société d’entendants, mais est-il nécessaire de rétablir l’ouà¯e à tout prix et de passer par un dépistage précoce de la surdité ?
Il est surtout question de la disparition de la langue des signes, pilier de la culture sourde. En effet, si l"™implant cochléaire offre aux sourds l"™émancipation et l"™intégration à la société entendante dominante, cet espoir se fait au détriment de la valorisation de la culture et de la communauté sourdes. L’implant cochléaire vient désormais questionner la place des sourds et de la culture sourde dans la société.
La question de la Culture Sourde
Qu’est ce que la Culture Sourde ?
Historiquement réduits à l’animalité, puis à la stupidité, les sourds refusent aujourd’hui d’être réduits à une simple norme médicale, et donc au handicap.
A l’occasion de la Journée mondiale des Sourds, ils se retrouvent chaque année, et ce malgré la fin de l’interdiction de la langue des signes, pour manifester, revendiquer la diffusion et la reconnaissance de la langue des signes, élément central de la culture sourde. Mais qu’entend on réellement par Culture Sourde ?
En philosophie, le mot culture désigne ce qui est différent de la nature, c’est-à -dire ce qui est de l’ordre de l’acquis et non de l’inné.
En sociologie, la culture est définie comme "ce qui est commun à un groupe d’individus et comme ce qui le soude". Pour l’UNESCO : "Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances" [4]
A ce titre, nous l’avons dit, les Sourds ne se considèrent pas comme des personnes handicapées mais comme des membres d"™une communauté culturelle distincte, ayant en commun leur propre langue, leurs propres valeurs, règles de comportement, traditions, leur propre identité et leur propre humour.
La langue des signes est l’élément fondamental de la culture sourde. Elle en est un élément constitutif irréductible car elle matérialise dès sa naissance la relation, le moyen de communication d’une personne sourde avec l’autre, avec le monde. Une personne sourde (ou entendante) issue de parents sourds pourrait ainsi dire : "la langue des signes est ma langue maternelle et le français est ma langue première".
La Langue des Signes est une langue visuelle. C"™est une langue à part entière au même titre que les langues parlées telles que le Français ou l’Anglais. La langue des signes est une langue où les gestes-signes représentent des mots.
Les mouvements des mains et des bras remplacent les éléments sonores du langage oral. Les yeux reçoivent le message au lieu des oreilles.
La langue des signes possède une grammaire et une syntaxe qui lui sont propres.
Elle est constituée de cinq paramètres : position des doigts et de la main, mouvements, emplacement et expressions du visage. Elle comporte également une syntaxe (le lieu, les personnages, l’action) et une grammaire.
Chaque pays a sa propre Langue des Signes, elle n’est donc pas universelle. Il existe donc une Langue des Signes Française (LSF), la B.S.L pour British Sign Language, la A.S.L pour American Sign Language etc.
La langue des signes a son propre alphabet : l"™alphabet dactylologique ou alphabet manuel ou encore alphabet digital. Il sert à représenter des lettres et non des mots entiers.
La dactylologie permet de représenter chaque lettre de l’alphabet par une position des doigts de la main. Elle est très utile pour épeler son nom et son prénom, les noms propres qui n’ont pas de signe, mais aussi les mots dont on ne connaît pas le signe. L’alphabet de la langue des signes française (LSF) a été, sinon inventé, du moins propagé par Charles-Michel de l’Epée au XVIIIe siècle.
L’identité sourde, comme la plupart des phénomènes identitaires, est déterminée par la différence avec "l’autre". Les sourds sont d’abord sourds et après ils ont leurs identité nationale, religieuse etc.
Cette identité, c"™est donc d"™abord s"™identifier comme Sourds : accepter sa surdité et ne pas la cacher, utiliser la langue des signes sans gêne et utiliser les moyens pour communiquer avec les entendants ; c’est ensuite s’inscrire dans le "destin" de sa communauté, en partager les revendications collectives
Habituellement chaque communauté occupe un territoire géographique particulier ; le territoire des sourds n’a pour frontières que la langue.
L’humour des sourds est très visuel. En général les sourds ont un humour assez cru, assez direct au sens où ils parviennent à s’exonérer de ce qu’on appelle le politiquement correct ou la bienséance. Les sourds sont plus directs, plus "cash". Dans "Gros Signes", Joël Chalude témoigne de la vitalité de la langue des signes.
La tradition est une manière de penser, de faire ou d"™agir, qui est un héritage du passé. Parmi les autres manifestations ou activités importantes notons les festivals, les rencontres artistiques, les rencontres sportives, les spectacles de théâtre, de mime et de danse reflet de la culture sourde. Il y a aussi les congrès/colloques, les associations culturelles ou de loisirs qui permettent aux Sourds de se rencontrer ou de se réunir afin d"™échanger sur leur vécu social et culturel.
Les mains et les yeux sont très importants pour les Sourds ; ils sont "œsacrés" . Leur mode de communication, où la description tient une place prépondérante, structure leur pensée de manière différente. Cela peut se traduire par une tendance à être attentif aux gens et aux objets qui les entourent, à développer un sens aigu de l’orientation dans l’espace. Cela se traduit aussi parfois par une extrême sensibilité à la différence, mais aussi par une culture visuelle exceptionnelle, une grande expressivité corporelle.
Pour les personnes sourdes, la lecture labiale a une importance capitale. Mais, dans la langue orale française il y a 36 sons auxquels correspondent seulement 12 images labiales ce qui pose des problèmes de compréhension pour les jeunes enfants sourds.
Le Langage Parlé Complété (LPC) est une technique qui consiste à accompagner la parole par de mouvements de la main près du visage. Ainsi, chaque syllabe se caractérise par un geste de la main correspondant à une voyelle et les doigts réalisant la clé de la consonne.
Le LPC facilite la compréhension du langage et l’apprentissage du vocabulaire et de la syntaxe. Il permet à l’enfant de contrôler son articulation et d’acquérir une expression orale. Les "enfants LPC" devenus aujourd"™hui des adultes lisent généralement très bien sur les lèvres. Leur connaissance de la langue française s’en trouve améliorée.
[5].
Historique de la Culture Sourde et de la Langue des signes
L"™histoire de la communauté sourde et de leur langue sont intimement liées.
Les sourds existent depuis la nuit des temps. Leur mode de communication, visuel-gestuel est aussi vieux que le monde. L’histoire de la langue des signes est riche en événements, c"™est pour cela que les sourds sont particulièrement attachés à leurs valeurs, institutions et surtout à leur langue. Cette histoire est celle d"™une langue minoritaire, parfois acceptée par la communauté des entendants, mais aussi ignorée, interdite ou encore persécutée.
De l"™Antiquité à l"™Abbé de L"™Epée (XVIIIe siècle).
Les entendants associent automatiquement le langage à l’oral. Le terme même de langue en est révélateur. Aristote exprimait cela très clairement, en disant que quelqu’un qui ne parle pas, ne peut pas penser. C’est l’histoire des philosophes "d’alors" qui prônaient la parole comme la suprématie de l’être humain par rapport à l’animal... Cette pensée est restée marquée très longtemps dans notre histoire. La "stupidité" était liée de facto à la surdité. On ne pouvait imaginer l"™intelligence chez une personne sourde. Des expressions en sont encore aujourd"™hui les tristes témoins comme « sourdingue ». Seuls les privilégiés pouvaient espérer trouver un professeur pour tenter d"™enseigner la parole aux jeunes sourds.
Au Moyen-âge, les sourds faisaient partie de la vie communautaire et étaient tolérés au même titre que les "˜"˜idiots du village"™"™, les débiles.
Dans l’Europe médiévale, les moines bénédictins astreints à la règle du silence dans leurs monastères associaient parfois des sourds à leur activité productive, et comme eux, utilisaient un langage gestuel pour communiquer. Face à une médecine impuissante, le miracle religieux nourrit alors le rêve d’une disparition de la surdité.
Du Moyen-âge au siècle des lumières se pose la question de l’intégration des sourds, mais les réponses sont partagées. L’Espagne du siècle d’Or fait figure de pionnière dans l’éducation des sourds, avec Pedro Ponce de Leon qui promeut l’usage de l’alphabet dactylologique et Juan de Pablo Bonet "chantre" de l’éducation oraliste et auteur du premier manuel d’orthophonie, de logopédie et de phonétique en Europe. Le monde ibérique étant entré dans une profonde décadence économique, politique et intellectuelle, l’innovation en la matière se déplace dans la France du XVIIIe siècle, où Jacob Rodrigue Pereire privilégie la démutisation, la lecture sur les lèvres, l’apprentissage précoce de la lecture et utilise une dactylologie adaptée à la langue française.
En France, jusqu’au XVIIIe siècle, les pionniers de l’éducation des sourds étaient, à l’exception d’Etienne de Fay, entendants. De fait, les sourds, n"™ont pas été estimés capables de communiquer par eux-mêmes.
L’Abbé Charles Michel de l’Épée (1712-1789) est sans doute la figure historique la plus connue de la population Sourde. Cet entendant est à l"™origine de l"™enseignement spécialisé dispensé aux jeunes sourds, ainsi que l"™accès à des méthodes gestuelles pour mener à bien cette éducation.
Il fonde à Paris en 1760 la première véritable école pour sourds et publie en 1776 son premier ouvrage : "Institution des sourds-muets" dans lequel il développe le système qu"™il appelle "les signes méthodiques". Sa méthode se propage rapidement à travers la France et dans toute l"™Europe. L"™Abbé de l"™Epée décède en 1789, son école devient donc l"™institution nationale des Sourds-Muets.
Parmi ses successeurs, notons l’existence de l’Abbé Sicard, de Bébian, de Berthier qui représentera à la fois la figure de l"™intellectuel sourd et du militant pour la langue des signes et enfin de Clerc, connu pour avoir "exporté" aux États-Unis l’enseignement public pour les sourds, basé sur la méthode française, d’où l’extraordinaire ressemblance entre la L.S.F et celle américaine (American Signs Language).
Le congrès de Milan 1880. L’interdiction de la langue des signes.
La "succession" de l"™abbé de l"™épée voit renaître les positions contradictoires quant aux méthodes employées dans l’éducation des sourds.
Vers le milieu du XIXe siècle, le nombre des écoles pour sourds a grandi plus vite que celui des enseignants formés à la langue des signes ; ainsi l"™éducation s"™est vite retrouvée dominée par des gens qui n"™avaient aucune attache avec la culture des sourds. De plus "la poussée en faveur de l"™instruction obligatoire pour tous, qui va aboutir à la loi de Jules Ferry, appelle l"™uniformisation des matériaux et méthodes d"™éducation et l"™étouffement des langues minoritaires, tendance accentuée par le crédo positiviste et scientiste de l"™époque ainsi que par l"™industrialisation et son crédo volontariste" [6].
Les positions entre "oralistes" et partisans de la Langue des Signes se durcissent, et lors du congrès de Milan, en 1880, les partisans de la méthode orale pure l’emportent. Durant un siècle, le congrès ce Milan va imposer sa doctrine à une communauté sourde réduite au silence. Le congrès de Milan signe donc la fin de l"™éducation en signes. Cet événement sera vécu comme une humiliation par les sourds.
Pendant un siècle, les sourds seront condamnés à un apprentissage mécanique des sons, les privant de l’accès au sens et les réduisant à l’illettrisme.
Les gestes furent alors dévalorisés, considérés comme une pratique ancienne, insuffisante et régressive, empêchant d"™apprendre la parole. Cependant la communauté sourde et la langue des signes n"™ont jamais cessé d"™exister. En France au début du XXe siècle, se succèdent les congrès internationaux des sourds d’où jaillissent les principales initiatives communautaires internationales.
Parmi elles, notons celles d’Henri Gaillard, journaliste et rédacteur en chef de la Gazette des sourds-muets qui devint un grand défenseur de sa communauté et de sa langue ; de Rubens-Alcais qui fonde en 1924 les Jeux Olympiques des sourds ou de Crellard qui crée en 1926 le Salon international des Artistes silencieux.
En France après les années 50, les sourds sont majoritairement sous-éduqués et quittent l"™école avec un niveau de français très bas. Les tâches manuelles les plus ingrates leur sont réservées.
Les "temps modernes".
Les soubresauts de mai 1968 ont éveillé une sensibilité nouvelle à la diversité des cultures en France et rendu leur droit de parole aux minorités linguistiques. Le droit à la différence est invoqué et l"™ensemble des évènements convergent vers une prise de conscience collective de la langue des signes comme source et instrument de la culture sourde. Le mouvement des sourds en France se sépare alors en deux grandes tendances qui subsistent encore aujourd"™hui :
- le droit à la différence (reconnaissance de la personne sourde)
- la recherche de l"™interpénétration des deux mondes
Durant les années 70, notamment à travers les congrès de la Fédération Mondiale des sourds, on assiste à la prise de conscience de la richesse et de l"™efficacité de la langue des signes [7]. En 1977, le Ministère de la Santé abroge, l"™interdit qui pèse sur la langue des signes. On assiste alors à une re(con)naissance de la langue des signes française. Notons à cette époque les initiatives de Bernard Mottez (à qui l’on doit la dénomination « Langue des Signes Française ») qui crée un groupe d"™étude linguistiques et sociologiques de la communauté sourde en France. Notons également la naissance aux ateliers de théâtre "sourd" de Vincennes : l’IVT (International Visual Theatre).
Il faut néanmoins attendre 1991 pour que l"™Assemblée Nationale accepte par la loi Fabius, l"™utilisation de la LSF pour l"™éducation des enfants sourds.
Ainsi, est actée par la Loi 91-73 (titre III) article 33 du 18 janvier 1991, que : "Dans l’éducation des jeunes sourds, la liberté de choix entre une communication bilingue (langue des signes et français) et une communication orale est de droit".
Enfin, dernier épisode législatif avec la Loi du 11 février 2005 et son Article 75. Celui-ci reconnaît enfin à la Langue des Signes Française un statut de langue à part entière. Par cette Loi, le gouvernement s’engage notamment : à développer l’audiodescription des programmes télévisés, à adapter des dispositifs de communication pour l’ensemble des services publics, dont les juridictions administratives, civiles et pénales, à assurer un ensemble de mesures d’accompagnement (interprètes, médiateurs en LSF) lors d’épreuves, concours, permis de conduire etc.
Aujourd’hui, les sourds réinvestissent peu à peu l’espace public dont ils avaient été évincés
Culture et identité
Les sourds sont porteurs d’une identité radicale. Etre sourd, c’est certes pâtir d’un déficit d’audition, mais c’est surtout être affilié à un groupe linguistique et culturel. L’entendant, celui qui est pourvu d’audition fait partie de l’autre monde culturel : celui qui ne connaît pas la langue des signes, qui ne les comprend pas et se méprend sur eux : "Etre sourd, c"™est être condamné non pas à ne pas entendre, mais à vivre dans un monde qui ne comprend pas les sourds" [8].
C’est de ce point de vue que la surdité occupe une place particulière dans les déficiences sensorielles étiquetées comme "handicaps". La surdité est en effet "la seule déficience dont les personnes atteintes se retrouvent autour d’un système de communication, d’une langue vivante et donc, d’une culture" [9]. Quelle place occupe le handicap dans ces conditions ?
Aborder le monde des sourds en tant que porteur d’une culture et d’une identité sourde, peut paraître surprenant pour le plus grand nombre d’entre nous. Il existe pourtant bien une culture sourde, définie en grande partie par un mouvement d"™affirmation identitaire :
"Nous, les sourds, revendiquons le droit à la différence au niveau de nos manifestations dans le monde, notre langue des signes, notre culture et notre appartenance à la communauté des sourds. Au niveau de l"™essence de notre être, nous revendiquons le droit à la similitude, à être reconnus comme semblables pour ce qui est du respect de nos besoins fondamentaux, d"™être humains à part entière. Dans notre biologie, dans notre rapport au monde, sourds et entendants, nous sommes régis par les mêmes lois dont le dénominateur, commun se résume en une loi fondamentale et universelle : la quête du bonheur et le refus de la souffrance. La souffrance, ce n"™est pas d"™être sourd, c"™est de ne pas être accepté et de ne pas s"™accepter comme tel", [10].
Ce mouvement d’affirmation identitaire ne manque pas d’appuis (acteurs sociaux du monde entendant, dont des linguistes, des chercheurs en sciences sociales, divers acteurs politiques), mais est tiraillé par des conflits d’objectifs, illustrant les différentes stratégies et courants identitaires qui traversent la communauté sourde. Prôner l’assimilation, l’adaptation, la reconnaissance de la différence ou le refus de s’intégrer, la résistance à une culture majoritaire, ne relève pas des mêmes logiques. Donc, d’un côté des positions radicales, revendicatives, et une forme de cloisonnement : refus d’oraliser, tout en LSF. De l’autre un courant d’adaptation à la majorité. Entre une identité invisible et une identité caméléon, reste la possibilité de développer la culture sourde, tout en refusant les ghettos culturels.
Longtemps mis à la marge de la Cité, les sourds ne veulent plus de l’étiquette que la majorité entendante leur a collé. Historiquement réduits à l’anormalité, l’infirmité, ils ne veulent plus que leur identité se résume au simple constat du handicap.
Ils ont mené au fil des siècles, de nombreux combats, pour être enfin considérés comme des personnes "normales" et voir leur langue reconnue comme une langue à part entière.
Malgré cela, leur intégration est souvent difficile, soit parce qu’ils s’estiment mis au ban par la majorité "entendante", soit parce qu’eux mêmes se mettent volontairement à l’écart de la société, dans une logique d’affirmation identitaire.
La surdité est aujourd’hui un sujet de questionnement et de recherche socio-culturel ; et cette nouvelle approche se fonde sur la distinction entre sourd, état pathologique, et Sourd, identité culturelle.
Tiraillée entre pathologie et culture, l’identité sourde se débat à la frontière entre mondes sourds et entendants. Dire : "au delà du handicap, il y a la culture", c’est refuser d’opposer deux dimensions constitutives de l’identité sourde et accepter que chacune d’entre-elles puisse éclairer l’autre. C’est aussi comprendre et souligner que : "la culture sourde naît du dépassement de l’identité négative produite par le handicap par une identité linguistique positive fondée sur l’appartenance à une communauté de sens". [11].
Article rédigé par Ugo Chavarro
Notes
[1] (On utilise donc le "s" minuscule pour l’adjectif sourd et le "S" majuscule pour identifier le nom Sourd qui représente l’identité sourde)
[2] (article 1er de la loi, créant un article L. 114 du code de l"™action sociale et des familles)
[3] (Danielle Bouvet. Orthophoniste, Psychopédagogue, Linguiste et auteur notamment de "La Parole de L’enfant sourd")
[4] (Définition de l’UNESCO. Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles. 1982)
[5] (Mis au point aux Etats-Unis par le Docteur R. Orin Cornett en 1967, le cued speech (nom anglais du LPC ) s’est d’abord developpé dans les pays anglophones. Introduit en France en 1977, le LPC connaît, depuis quelques années, un développement spectaculaire auprès des familles, des professionnels et de nombreux centres spécialisés pour déficients auditifs)
[6] (LSF sur le web, http://www2.univ-paris8.fr/ingenierie-cognition/master-handi/etudiant/projets/site_lsf/accueil/accueil.php)
[7] (en 1975 lors du Congrès de la Fédération Mondiale des Sourds à Washington, les français y découvrent le développement social et intellectuel des communautés sourdes américaines où la langue des signes a droit de cité)
[8] (Yves Delaporte "Moi Armand, sourd et muet")
[9] (Caroline Draussin. "La question du handicap à la lumière de la surdité")
[10] (Patrick Belissen, directeur de l"™ALSF (Académie de la Langue des Signes Française))
[11] (Daphnée Poirier "La surdité entre culture, identité et altérité")
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