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« L’âge n’est jamais qu’un rôle dans le théâtre du monde »

(Karl Kraus)

Mme Fall a eu à s’occuper de deux personnes âgées : on lit dans son récit tout l’attachement, toute l’affection qu’elle leur porte encore. Nous lui avons demandé de nous détailler les richesses que lui ont apportées ces dames. Et puis, comme elle nous vient de Pologne, nous n’avons pas oublié de cueillir son témoignage sur la façon dont sont traités les anciens dans un autre pays que le nôtre. Parole donnée à une vraie philanthrope !

HandiMarseille : Vous voulez bien vous présenter à nous ?

Marta Fall : Je m’appelle Marta Fall, je travaille dans le milieu associatif et dans le secteur social.

H : Quel métier faites-vous ?

M.F : Je suis agent d’accueil dans une association.

H : Comment en êtes-vous venue à vous occuper d’une personne âgée ? C’était votre formation ?

M.F : Non, ce n’est pas ma formation. J’ai fait ça parce que je voulais voir, découvrir ce métier, connaître les personnes âgées.
Ce sont des personnes que j’aime comparer à des livres : ce sont des histoires déjà vécues. Je voulais m’approcher de ce monde.

H : Pendant combien de temps vous êtes-vous occupée de personnes âgées ?

M.F : Pendant trois ans, avec une dame âgée, et au bout d’un moment j’avais deux dames dont je m’occupais. La première, je l’appelais Mamie. L’autre dame, je me suis occupée d’elle pendant un an et demi environ.

H : Comment avez-vous été mise en contact avec elles ?

M.F : Par des amis, des relations.

H : Quel âge avaient ces dames ?

M.F : Alors, ma Mamie, quand on s’est connues elle avait quatre-vingt-onze ans, et l’autre dame en avait quatre-vingt-dix.

H : Quelle est la spécificité des soins à leur apporter, par rapport à leur âge justement ? À quoi doit-on penser en particulier ?

M.F : À quoi je pensais moi, c’était de ne pas leur faire mal. Je pense qu’elles ont déjà vécu beaucoup de choses dans leur vie, qu’il faut être douce avec ces personnes ; et surtout, à l’écoute. Je pense que les personnes âgées ont surtout besoin d’être avec quelqu’un, de partager tout ce qu’elles ont vécu, leur savoir-vivre, leur savoir-être ; qu’elles ont moins besoin de soins, de soins physiques, que de contacts humains.

H : Qu’aviez-vous à faire pour elles ? Leur prépariez-vous les repas ?

M.F : Non, même si j’ai participé : cette mamie était très attachée aux activités dans la cuisine, elle préparait elle-même ses repas. Mais elle était presque aveugle et presque sourde, et se déplaçait avec difficulté, alors ce qu’elle préparait dans la cuisine, il fallait y faire attention avant de le manger... Mais elle faisait ça avec tant d’amour que même si ça baignait dans l’huile, on en mangeait ! Je savais que ça lui faisait plaisir de préparer à manger, alors j’essayais de l’aider dans la préparation. Je n’aurais pas pu lui dire « je vais vous remplacer maintenant, ne faites rien, attendez ».

H : Ces deux dames étaient-elles très dépendantes ?

M.F : Oui, surtout ma Mamie. Elle était handicapée, c’était une personne qui ne pouvait presque pas bouger, qui n’entendait presque rien, et qui ne voyait presque rien... elle avait quand même quelques déficiences.

H : Vous pensez que la vieillesse est un handicap ? Ou elle ne fait qu’engendrer le handicap ?

M.F : Les deux, ça engendre le handicap, mais la vieillesse en elle-même, c’est aussi un handicap. Après, ça dépend... Les personnes dont je me suis occupées, elles voyaient ça différemment, elles se plaignaient par exemple de ne pas pouvoir bouger comme les personnes dites « valides », de ne pas entendre comme les personnes dites « valides »... C’était difficile au quotidien, alors je pense que c’est quand même une espèce de handicap. Elles n’ont jamais dit clairement « je suis handicapée », mais je pense que pour elles deux c’était un handicap de ne pas bouger, de ne pas sortir de chez soi, et puis de ne pas entendre ce que les personnes disent tout haut, ou de ne pas voir, de ne pas sentir...
Ma Mamie disait qu’à chaque anniversaire, on lui souhaitait cent ans, et elle répondait « mais arrêtez, vous ne savez pas ce que c’est la vieillesse, c’est horrible, moi j’aimerais bien être soulagée déjà , et partir en paix pendant que j’ai encore un peu ma tête ». Ça veut bien dire que c’est quand même un peu difficile...

H : Vous arrivez à vous mettre à leur place ?

M.F : J’essaie, oui.

H : Comment pensez-vous que vous le vivrez ?

M.F : Ce n’est pas facile de répondre. Disons que nous tous, nous voulons être en pleine santé, et la vieillesse ce n’est vraiment pas la pleine forme... Je dirais que j’aimerais bien garder ma tête. Bien sûr je voudrais entendre, voir, bouger, mais au bout d’un moment c’est plus possible... Et si je devais choisir, je ne sais pas...!
En tout cas, il y a une chose : je ne voudrais pas devenir une dame âgée méchante, aigrie. Je pense que je pourrais davantage accepter des déficiences visuelles, auditives ou motrices, plutôt que ça. Je serais très malheureuse si je devenais une mamie méchante qui attaque les gens.

H : Qu’est-ce qui vous serait le plus dur de perdre ?

M.F : Je ne sais pas. Aujourd’hui je me dis si je perdais la vue, ce serait très difficile pour moi parce que je suis quelqu’un qui observe beaucoup. Après, l’ouïe... mais je ne peux pas imaginer vivre sans musique, ou même le bruit de la ville, alors finalement...

H : Comment ces personnes vivaient-elles le besoin d’être aidées, assistées ?

M.F : Ma Mamie voulait garder son autonomie. C’est pour ça qu’on pouvait pas mettre en place, par exemple une infirmière qui resterait vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec elle : elle n’aurait jamais accepté.
L’autre dame non plus, mais elle pensait qu’elle était encore autonome, capable de tout faire toute seule, donc c’était même pas la question ; elle voulait plutôt avoir quelqu’un qui pourrait lui apporter des courses, quelqu’un qui discute avec elle, parce qu’elle vivait toute seule. Mais elle ne se voyait pas comme quelqu’un de dépendant.
Pour Mamie, c’était difficile : d’un côté elle acceptait qu’elle était déjà dépendante, et regrettait le temps où elle était en forme. En même temps... Chaque fois que son fils lui parlait de mettre en place quelqu’un qui viendrait ou resterait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c’était le rejet total. Elle ne pouvait pas accepter le fait qu’on la voie comme quelqu’un de complètement dépendant des autres, c’était hors de question.

H : Ce doit être très enrichissant comme travail. Qu’est-ce que ça vous a appris ?

M.F : Ça m’a appris beaucoup de choses sur moi-même. Cette Mamie est partie en 2006, mais je peux dire qu’il n’y a pas un jour où je ne pense pas à elle ; c’était une personnalité, cette dame. Quand elle était plus jeune, elle a joué dans une comédie qui s’appelait La famille Hernandez, dans les années cinquante ou soixante ; mais c’était pas une comédienne, elle s’est retrouvée dans ce théâtre par hasard, parce qu’elle a travaillé au guichet. Elle vendait des billets, et un jour le metteur en scène est venu la voir en disant « il me manque quelqu’un sur la scène, viens ! Tu vas remplacer quelqu’un » et elle a commencé son aventure comme ça. Mais c’était une comédienne dans sa vie, c’était quelqu’un qui vivait pleinement, qui savourait chaque moment de sa vie, et qui m’a appris... qui m’a montré que dans la vie, ce qui compte c’est l’instant, il ne faut pas se poser trop de questions par rapport à l’avenir. Il ne faut pas trop plonger dans le passé ; vivre l’instant, c’est ce qui compte.
Elle vivait chaque moment vraiment pleinement. Quand on discutait, je ne sentais pas que c’était une personne âgée, je pensais que c’était mon amie, qui avait peut-être trois ans de plus que moi... Elle m’a appris ça, le savoir-vivre, la joie de vivre. Ça et puis beaucoup de choses, beaucoup de petits éléments, la façon de voir d’autres personnes, c’était très très enrichissant. Cette Mamie m’a changée.
Mais on a vécu des moments difficiles aussi... Une fois, je me rappelle, je suis venue chez elle le matin ; j’ai cru que je l’avais perdue, qu’elle était partie, puisque tout était fermé... Finalement je l’ai retrouvée par terre, dans la nuit elle s’est réveillée pour aller aux toilettes et elle est tombée, elle s’est cassé l’épaule. Elle est restée cinq heures par terre. Quand je l’ai vue par terre, j’ai eu envie de pleurer, mais je savais que ce n’était pas le moment. Il a fallu la relever, c’était très difficile parce que Mamie était enrobée, c’était une bonne vivante... Ça m’a pris vingt ou trente minutes, pour ne pas lui faire plus mal. Elle a passé un mois et demi à l’hôpital, il y a eu des moments difficiles et après ça, elle s’empoisonnait elle-même parce qu’elle ne voyait pas vraiment ce qu’elle mangeait.
Il y a eu des moments difficiles, mais c’était quelqu’un d’inoubliable...

H : On s’attache beaucoup aux personnes qu’on aide ?

M.F : Oui. Je me rappelle, quand je l’ai connue c’était « Madame, Madame ». Elle adorait les fleurs, alors quelqu’un qui venait lui apporter un bouquet de fleurs, elle était contente pour trois semaines ! Un jour, je suis venue chez elle, et elle avait plein de fleurs. Elle avait sûrement eu des invités plus tôt... Au bout d’un moment, elle m’a donné un gros bouquet de fleurs. Alors je lui ai demandé : « est-ce que je peux vous embrasser ? » Et elle me répond : « enfin ! ». J’étais quelqu’un qui venait pour l’aider, je ne voulais pas m’imposer ! C’était déjà un moment où on a traversé une frontière, après on s’approchait de plus en plus, et les situations difficiles nous rapprochaient aussi. Par exemple, je l’aidais à prendre sa douche : elle était toute nue devant moi, ce n’était facile ni pour elle ni pour moi. Mais petit à petit on s’est rapprochées, parce qu’on vit des moments intimes ensemble. Et finalement elle est devenue ma Mamie ; elle était invitée à mon mariage, sur une péniche, et elle qui ne bougeait presque plus, elle est venue et a passé de super bons moments avec les jeunes.

H : Vous étiez aussi proche de l’autre dame que vous aidiez ?

M.F : J’en étais proche mais c’était différent, très très différent. C’était quelqu’un qui, peut-être pour ne pas montrer ses faiblesses, voulait paraître comme quelqu’un de très dur, quelqu’un qui gère tout et qui donne des leçons... Mais elle était adorable aussi dans cette bataille avec son destin, avec cette vieillesse, ce handicap. Elle ne voulait pas accepter que la vieillesse lui apportait le handicap ; c’était sa façon de se révolter contre ses déficiences, et elle était très très dure. Derrière cette apparence c’était quelqu’un de bien, mais c’était complètement différent.
J’ai aussi appris pas mal de choses de cette dame.

H : Ce travail, on va dire assez humaniste, est-il en lien avec le métier que vous exercez maintenant ?

M.F : Je pense que ça m’a apporté beaucoup de choses, ça m’a permis de comprendre que c’était ça ma vocation. Travailler avec les gens, avec les êtres humains au quotidien, c’est ça qui m’apporte le plus. C’est sûr que ces deux personnes âgées m’ont confortée dans ma décision, et puis le goût de chercher cette légèreté dans les situations difficiles, dans la vie quotidienne et dans les relations humaines.

H : Que faisiez-vous avant ces deux emplois ?

M.F : Avant ces deux emplois c’était l’assistance. Je pense que là aussi je touchais ce côté humain, ce sont aussi des personnes qui font appel à un service quand elles sont en difficulté. Avant - c’était, on peut dire, une autre partie de ma vie - c’était la rédaction, qui finalement n’a rien à voir avec le côté humain, ou il fallait peut-être chercher un peu. Mais c’est aussi le contact humain au sein de la rédaction qui était très important, et avant c’était l’enseignement, alors ça s’est peut-être rejoint quelque part !

H : Vous venez d’un autre pays. Le troisième âge est-il vécu, traité différemment en Pologne ?

M.F : Je pense que c’est d’abord dans la façon de nous éduquer, de nous élever. Pour donner une idée, on éduque les jeunes comme en France dans les années cinquante ou soixante. On fait beaucoup attention aux personnes âgées, c’est normal dans mon pays. C’est normal qu’un jeune se lève si une personne âgée entre dans un tramway ou dans un bus, qu’il lui laisse sa place. C’est même mal vu si un jeune persiste et reste assis.
On vit beaucoup plus en famille, on vit beaucoup plus avec les anciennes générations, on côtoie tous les jours des personnes âgées. Ici, ce que j’ai vu avec Mamie, son fils habitait dans la même ville et s’il la voyait une fois par mois, c’était une grande fête. Chez nous, c’est inimaginable que quelqu’un qui habite dans la même ville ne se déplace pas pour aller voir la personne. Après, peut-être que les relations sont plus saines en France que dans mon pays : nous on fait plus ça par obligation, parce que c’est bien vu. Je ne sais pas, je ne peux pas dire si les relations entre les générations anciennes et plus jeunes sont meilleures ici ou dans mon pays... Ici je pense que ça se fait par choix, par affinité, dans mon pays ça se fait plutôt par obligation. Après, je ne sais pas si tous les jeunes le veulent ou font ça par amour, par conviction ou par vocation ; mais les enfants s’occupent toujours de leurs parents, et ensuite ils exigent aussi que leurs enfants s’occupent d’eux.


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