Le combat d’une mère
Tiraillée entre la violence de son mari et le handicap de son fils, à l’heure où d’autres s’émerveillent devant les exploits de leurs enfants, Farida pleure de joie quand son fils lui dit : "À boire !".
Question : Depuis quand votre fils est-il handicapé ?
Depuis la naissance. Il est né avec une hémorragie cérébrale. On ne me l’a pas annoncé à la naissance, ni même enceinte, alors que j’ai eu une hémorragie parce que j’étais battue par mon ex-mari... Il y avait des tas de questions qui me harcelaient. Pendant longtemps je me suis culpabilisée parce que j’avais peur d’un divorce, je me demandais ce qui se passerait ensuite, j’avais imaginé le pire mais là , j’essaye de redemander à l’hôpital où j’ai accouché pour m’ôter ce doute. Mais je suis toujours dans le doute. Est-ce que Nabil est né comme ça par rapport à son père qui me violentait, ou est-ce que c’est génétique ? Lorsqu’on m’a fait les examens, on m’avait dit "caryotype normal". Jusqu’à maintenant, ils ne peuvent pas définir un handicapé. Ils ne voient pas ça. Suite à l’amniocentèse et la ponction lombaire que j’avais faits, on m’avait dit "caryotype normal", mais en fait, ça voulait dire, maintenant que j’ai compris, qu’il n’y avait pas de trisomie 21, parce que c’est la 21 qu’ils arrivent à définir. C’est ça que Nabil n’avait pas. Ça, aucun médecin ne me l’avait dit, ni même confirmé, à part le docteur qui m’avait demandé de faire comme si je l’avais perdu. J’étais jeune, j’avais 23 ans, puisque maintenant Nabil va faire ses 15 ans. Je me demande pour d’autres personnes comment on fait dans ces cas là . Parce que c’est vraiment difficile de ne pas savoir jusqu’à aujourd’hui. J’ai fait des démarches à l’hôpital de la Conception, on ne retrouve pas mon dossier. Je voudrais savoir ce qui se passe, juste savoir comment ça peut arriver. Si c’est vraiment un incident de parcours ou si c’est par rapport aux coups que j’ai reçus. Ça, c’est une grande question. C’est vrai que ça a été très dur au début, parce que le handicap, tu ne l’acceptes pas. Personne ne l’accepte au départ, mais ce n’est pas parce qu’il est handicapé que la vie est finie. Je me bats avec son handicap.
"Je me disais, il n’est pas handicapé, il a juste un peu de retard..."
En 98, j’ai commencé ma première instance de divorce et il y a un tas de questions que je me suis remémorées. J’étais renfermée sur moi-même, j’allais travailler pour moi et pour Nabil. Je le mettais dans des crèches pour qu’il ait un déclic, moi je me disais, il n’est pas handicapé, il a juste un retard. En fait, le mot handicapé me faisait peur, mais après, j’ai évolué et quand on vit avec une personne handicapée, ça nous apporte beaucoup : leur gentillesse, leur douceur. C’est vrai qu’il a eu des troubles du comportement, ça n’a pas été facile. Il y avait des étapes à franchir, et c’est là qu’on se solidifie un peu plus. Nabil, par exemple, ne mangeait pas, il vomissait. J’avais appris qu’il avait un réflexe nauséeux, il fallait lui faire des massages buccaux avec l’aide d’une orthophoniste, plusieurs fois par semaine, à l’hôpital de la Timone. Ça a été très long. Après, il s’est mis à manger des morceaux mais c’était vraiment très dur.
Q : Espérez-vous en l’avenir ?
Pour l’avenir, c’est encore dur. Par rapport aux places dans les institutions, parce que c’est vrai, là , à l’heure actuelle, il est dans un centre spécialisé où il y a des personnes très compétentes qui travaillent avec une bonne coordination avec les parents, mais normalement, ils le gardent jusqu’à l’âge de 12 ans. Donc là , il y a des dérogations. Nabil a passé 11 ans dans ce centre. Il s’est fait des liens avec le groupe, le kiné, les médecins, d’autres amis. Il y en a qui partent. Chaque centre doit fonctionner avec un mode de thérapie adapté au handicap de l’enfant. Il y en a qui sont polyhandicapés (plusieurs handicaps, à la fois cérébraux et moteurs) et il y a des centres pour des enfants qui n’ont rien au niveau du cerveau mais chez qui c’est moteur. Moi, ce qui me fait peur pour plus tard - car ça, ça n’a pas avancé du tout - c’est le manque de places. Des parents n’ont malheureusement pas pu trouver de structure pour leurs enfants. Vous vous rendez compte, Nabil à la maison ?
Q : Pouvez-vous vous occuper de Nabil seule ?
Il lui faut une personne qui s’en occupe parce qu’il est épileptique et qu’il a des troubles du comportement, il faut qu’il s’épanouisse, mais il ne peut pas le faire dans le quartier. Au centre spécialisé, en dehors des séances de kinésithérapie, il participe à des activités (voile, théâtre, vélo, spa), cela prend du temps, plusieurs personnes travaillent avec lui. Nabil aime sortir, mais nous ne pouvons le faire que pendant les vacances.
Q : Vous avez dit qu’il faisait du théâtre, il réussit à s’exprimer ?
Chacun s’exprime comme il peut. Nabil s’exprime surtout par des gestes et en émettant des sons, Il arrive à dire "maman", "à boire" et cela s’est fait par étapes. Nabil s’énervait, il se tapait la tête sur le sol. Pour demander à boire, il tapait l’évier mais je lui ai fait comprendre qu’il fallait dire "à boire". La première fois qu’il a réussi à le dire, j’ai pleuré de joie. Donc, il peut y arriver, à condition d’être bien encadré.
Q : Son handicap est-il évolutif ?
Quand il était petit, un professeur à la Timone m’a conseillé de le mettre dans un centre, où je ne le verrais plus. Il disait que Nabil allait toujours rester comme ça : un regard sans expression, aucun sourire, il restait sans réaction. En fait, il était dans son monde à lui. Il fallait l’attirer vers soi. Il était suivi par un kiné. Mais le professeur s’était trompé et je lui ai dit, maintenant qu’il est né, il est hors de question que je l’abandonne. C’est vrai que cela me faisait rager. Il faut toujours s’armer de patience et se battre. Ne pas s’en tenir aux diagnostics établis par les médecins. La preuve, il ne savent pas tout et n’ont pas pu expliquer la cause de cette hémorragie. On m’avait simplement dit que c’était un hématome. Si j’avais su qu’il y avait un risque, j’aurais été incapable d’assurer ma maternité.
Q : Auriez-vous avorté ?
Si j’avais su, j’aurais avorté. On m’avait dit que j’avais un chorio-angiome. (1) Ils m’ont expliqué que c’était un hématome au niveau de l’utérus. J’ai demandé à consulter mon dossier, mais celui-ci demeure introuvable. Malgré tout, Nabil a fait énormément de progrès.
Q : À partir de quand a-t-il progressé ?
En 93, il est entré au centre en semi-internat et en 98, lorsque j’ai commencé à travailler, il est resté en internat. Là , je me suis rendu compte que Nabil vivait de mieux en mieux, tu pouvais communiquer avec lui, il était plus à l’écoute qu’avant. Donc il fallait que je change d’attitude à son égard. Par exemple, quand il se frappait la tête pour demander quelque chose, j’accourais et cela le faisait rire. J’avais peur qu’il s’ouvre le crâne. En fait, c’était pour attirer mon attention, c’était sa manière à lui de communiquer. Par exemple, quand il veut sortir, il se tape la tête. Pour moi, c’était sa manière de refuser la violence. En fait, les enfants handicapés ont besoin de beaucoup plus d’amour et d’attention et de savoir qu’ils sont aimés. Personne ne peut dire si un jour il marchera. A l’époque, le médecin m’avait dit qu’il allait être allongé à vie. Alors que non, il est souriant et plein de vie. Au centre, il a des copains et des copines et en plus, il est très intelligent...
Q : Nabil en veut-il à son père d’être violent ?
Non, je ne dirais pas ça de Nabil. Malgré tout, il aime son père. Nabil est très intelligent mais je ne pense pas qu’il haà¯sse son père. Je ne suis pas la seule divorcée, je vois autour de moi, je pose des questions. Il ne faut pas se mêler. Mais après, il règlera ses comptes avec ses enfants. S’il est assez intelligent... Parce qu’il est perdant, avec la violence, tu n’obtiens rien. Moi maintenant, c’est Nabil et c’est tout. Nabil et Linda, c’est mon autre fille.
"Il m’a appris à me battre, parce qu’avant je n’avais pas de raison de me battre."
Avec Nabil, ça se passe très bien. C’est vrai qu’il lui tire les cheveux comme avec un autre frère entre guillemets, je dis bien entre guillemets "normal", parce que moi je ne le qualifierais pas de "pas normal". C’est un handicapé, ça ne veut pas dire ne pas être normal. Handicapé, ça ne veut pas dire être malheureux. La preuve, il y en a beaucoup qui apprennent le savoir-vivre à leurs côtés. Moi j’ai beaucoup appris avec Nabil. J’ai eu un peu plus de sagesse, il m’a beaucoup apporté, il m’a appris à me battre, parce qu’avant, je n’avais pas de raison de me battre. Je me disais que ma vie était normale. Mais parfois c’est dur, il faut s’armer de patience. Ce n’est pas facile.
Entre Nabil et Linda...
Nabil réclame beaucoup sa sœur. Par exemple, le fait d’être là , si elle veut dormir chez Mamie, il la réclame : "Binda, Binda", alors que c’est un enfant qui ne parle pas ! Ça lui fait de la peine quand elle part et qu’il reste tout seul. Alors je lui explique. Je ne veux pas imposer à Linda de ne pas avoir de copains. C’est arrivé que Linda et Nabil soient en congé. Nabil ne peut pas aller au centre aéré parce que ce n’est pas adapté, je lui explique que sa sœur a droit à une vie elle aussi. Il n’y a pas que lui. Elle a des copains, des copines. Il y a tout un travail pour gérer les conflits. Parce que Nabil ne veut pas qu’elle aille au centre. Alors en accompagnant Linda au centre, il fait la séparation avec sa sœur. Il fait le bisou, il l’accepte. Après, toutes les demi-heures, il me dit : "Binda", alors je lui réponds qu’on a le temps, qu’on va être tous les deux toute la journée et que Linda, on va la chercher à 17h30. J’ai beau lui dire de profiter de sa journée, il préfère l’attendre. Il accepte, petit à petit. A un moment donné, quand il y avait Nabil, elle restait à la maison. Il y avait le fauteuil roulant à porter, mais après je me suis dit, non, ce n’est pas bon, c’est encore une barrière que je fais, pour Linda et pour lui. Quand tu as un enfant handicapé, il y a des choses que tu ne peux pas faire. A la mer, il y avait une personne très gentille qui nous a demandé si on voulait le promener sur le bateau. Le porter avec 50 kg, ce n’était pas possible. Dans l’eau, c’est vrai qu’il fait plus léger. Mais il ne s’éclate pas, il ne bouge pas. Alors, ma soeur Khadidja, qui est une personne très importante pour Nabil et qui s’investit énormément, a eu l’idée d’acheter un bateau, maintenant on s’éclate. Il ne faut pas se limiter, il y a toujours un moyen pour s’amuser. Avec sa sœur, il s’amuse beaucoup à la mer. Il a même réussi à montrer les gestes. Par exemple, quand il veut dire le mot "mer", il se pince le nez, ça veut dire la mer. Il est content. Au centre, il y a la piscine, le spa, pour faire les massages. Des fois, dans le parc, il ne veut pas descendre, il veut rester dans la voiture. Je lui dis : écoute, on ne sort pas, on reste à la maison si tu fais comme ça. Tu veux sortir, mais tu te mets dans des états lamentables. Linda lui explique qu’elle aussi veut jouer.
Q : Arrivez-vous à gérer ?
Oui, j’y arrive, mais il faut que moi aussi j’y mette du mien. Des fois, Linda n’a pas envie de tourner, mais je lui dis, il vient bien avec toi. Il n’a pas envie du parc, mais il vient pour t’accompagner.
Q : Etes-vous aidée psychologiquement ?
Psychologiquement, je suis bien entourée de ma famille, heureusement. Je vois souvent le psy de Nabil, qui m’aide énormément. Parce que des fois, tu coinces. Tu as beau être maman, tu ne sais pas tout. Il y a des petits détails que je n’arrive pas à comprendre. A un moment donné, Nabil n’utilisait pas la cuillère pour manger, il utilisait ses doigts ou bien il me réclamait pour que je le fasse manger. Moi, je ne savais pas qu’il suffisait de ne pas céder, lui dire de manger. Le psy m’a dit qu’au centre, il le faisait seul, alors pourquoi pas à la maison ? Parce que c’est vous qui êtes une mère poule ! Et c’est vrai, il a suffi de lui dire qu’au centre, il le faisait seul. De temps en temps, on a tendance à le faire pour aller plus vite, parce qu’à la maison, il y a toujours quelque chose à faire, le repas, débarrasser, donc il faut y aller doucement, c’est une étape.
Q : Sa sexualité est-elle envisageable ?
Je ne sais pas, je ne me pose pas la question. Je me la poserai en temps voulu. Je ne sais pas...
Q : Vous n’y avez jamais pensé ?
Non. J’y ai pensé. Je sais. Je... Là , moi, le plus important, ce n’est pas sa sexualité. C’est qu’il soit heureux. Le moment venu, je verrai.
Propos recueillis par Amina Hamadi et Salima Tallas, aoà »t 2004.
(1) (Tumeur vasculaire bénigne formée de vaisseaux capillaires. Seules les formes macroscopiques peuvent avoir un retentissement sur le fœtus.)
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