Michel, vécu de la maltraitance
Nous sommes partis à la rencontre d’un Marseillais de 50 ans, qui nous décrit son histoire édifiante... Une catharsis de tous les maux d’un destin brisé, dès sa tendre enfance. Ce sont des paroles fortes, de la part d’une personnalité sensible qui se définit lui-même comme "faible"... Pourtant, il lui a fallu un certain courage pour replonger dans ce passé inextricable et traumatisant, afin de nous rapporter son vécu, frappant de vérités, pas toujours évidentes à dire, ni à entendre... Pour tenter d’appréhender, de dénoncer la maltraitance...
"Conte de la folie ordinaire".
HandiMarseille. - Bonjour Michel. Pouvez-vous vous présenter ?
Michel. - Bonjour, je m’appelle Michel, j’habite à Marseille, et je vais avoir 50 ans bientôt... Je suis marié, sans enfant, et en instance de divorce, car je suis séparé de ma femme qui habite Bourg-en-Bresse. Je vis seul depuis des années...
H. - Comment définiriez-vous la maltraitance ?
M. - La maltraitance, la maltraitance... Pour moi, dans mon vécu, c’est... c’est pas d’ordre physique, ce serait plutôt psychologique. Ce sont des faits. Ça fait loin, tout ça...
H. - Cela remonte à quand, ces faits que vous considérez comme de la maltraitance ?
M. - Déjà , le fait d’être abandonné à la naissance, c’est un peu de la maltraitance, non...?
H. - Bien sà »r. À quel âge avez-vous été abandonné ?
M. - À l’âge de trois mois. Ma mère m’a abandonné, et j’ai été recueilli par une famille nourricière. Mais bon, c’est pas parce que j’ai été abandonné qu’après j’ai été maltraité par ma famille d’accueil, au contraire...
H. - À quand remontent les mauvais traitements par votre entourage ?
M. - Je crois que c’est à partir de neuf ans, du fait que j’ai eu pas mal de problèmes de santé à ma naissance, ça s’est répercuté... et j’en ai pâti... À cause de l’alcoolisme de mes parents, j’ai eu de graves séquelles psychologiques, et aussi des problèmes de santé, de croissance...
H. - C’était dans quelles circonstances, à neuf ans ?
M. - On m’a mis dans une école spécialisée, du fait que j’ai été touché par l’alcool avant même la naissance... Il a fallu trouver une solution, pour m’éduquer et pour mon instruction, parce que j’étais en retard. Comme on dit, j’étais "œarriéré" ... À neuf ans, je parlais à peine. J’ai du aller dans un IMP, un institut médical pédagogique... avec des études adaptées à mon rythme, pour que je puisse suivre, sans me sentir rejeté, ni montré du doigt par les autres.
H. - Vous vous souvenez, durant cette période, avoir été malmené par les élèves, ou négligé par les instituteurs ?
M. - Oui, maltraité par les autres, à cause de mes problèmes subis dans l’enfance, et qui sont toujours là , dans ma tête... Ça m’a rendu faible, même si j’ai un physique costaud, et grand en apparence. J’ai toujours eu peur... Je suis un grand froussard. (rires)
Et les gens sont... ça excite un peu les gens, de voir quelqu’un en face qui a peur ; et ils en profitent...
H. - D’accord, mais la peur est un sentiment naturel, c’est normal d’avoir peur, face à la violence de notre environnement... Est-ce que vous pouviez en parler à quelqu’un, pour dénoncer ces maltraitances ?
M. - Disons que j’ai été choyé et protégé par toute ma famille adoptive, mais à partir de quatorze ans environ, lorsque mes parents nourriciers ont commencé à vieillir et que je faisais des bêtises, ils ont décidé, avec la DDASS, de me mettre en pension. Là , ça été très dur... Ça m’a marqué.
J’étais perdu, livré à moi-même. L’innocence, y en avait pas là -dedans... et j’ai pris des coups pour les conneries des autres, car je n’avais ni les mots, ni la force de volonté pour faire face à ceux, surtout aux mecs les plus âgés, qui me tabassaient et m’humiliaient... Et c’était souvent moi qui était puni par les responsables.
Pourtant, un jour, ils ont été obligés d’intervenir pour m’aider contre les harcèlements d’un gars qui voulait abuser de moi... Heureusement, parce que j’étais naà¯f, très renfermé, complètement paumé, et je me suis retrouvé confronté à des problèmes qui ont surtout perturbé mon identité sexuelle, à ce moment-là ... Dans une école de garçons, il y a les plus âgés qui profitent de l’innocence des plus jeunes. J’ai été marqué par tout ça...
H. - Mais c’était à quel moment ?
M. - Disons que de neuf à quatorze ans, j’étais en IMP. Après j’ai fait l’école obligatoire, jusqu’à seize ans, et ensuite, une année de pré-apprentissage... Là , ça a été très dur ; j’étais le souffre-douleur de tout le monde... À cause des bêtises des autres, ça me retombait dessus... Quand on est faible, on subit beaucoup de choses, j’ai beau être grand, si dans la tête ça suit pas, c’est pas bon ! J’ai vraiment morflé.
Après, j’ai été dans un autre foyer. Quand j’ai quitté cette école, mes parents m’ont dit qu’ils étaient trop vieux et que j’étais devenu un fardeau pour eux, qu’ils ne supportaient plus mes bêtises, et là , ils m’ont mis dans un horrible foyer, où j’ai reçu des "œtannées et des tannées" , par des types méchants, des repris de justice, des cas sociaux... C’est sà »r que là -bas, je n’avais pas du tout ma place, et tout ça, ça m’a traumatisé.
H. - Pourquoi ne pas les avoir dénoncés aux responsables du foyer ?
M. - Mais souvent ça se passait devant tout le monde, ou alors à l’extérieur, lors des sorties du week-end !... Avec les soà »leries du week-end... ça sortait bourré, et un soir, en passant dans une ruelle, le type qui me harcelait le plus a voulu m’humilier, en me traitant pire que d’habitude ; mais comme je refusais de lui obéir, il m’a mis des coups de savate dans la figure, et m’a cassé les dents de devant, qui sont remontées jusqu’au palais... Et comme je n’osais pas le dénoncer, mon calvaire a continué. Mais bon... c’est pas pour ça que ça m’a endurci. Heureusement, je pouvais me réfugier de temps en temps dans les cuisines, car le cuistot, qui était très costaud, en voyant ma situation, m’a pris un peu sous son aile, comme on dit. C’est de là que vient mon intérêt pour la cuisine... Il m’ a appris pas mal de trucs de cuisine, qui me servent encore aujourd’hui.
H. - Pouvez-vous mettre en parallèle ce que vous avez subi hier, et ce que vos êtes devenu aujourd’hui ?
M. - Oui, oui, ces mauvais souvenirs, ça reflète ce que je suis aujourd’hui. Me laisser toujours marcher sur les pieds, ne rien dire... Subir, toujours subir... (rires). Et comme j’ai pas un brin de méchanceté en moi... dans ce monde qui va très vite, j’ai pas ma place, car, étant comme ça, malgré ma carrure, j’ai pas de répondant et je me sens faible face aux autres. Alors je préfère rester chez moi, tranquille, avec mes jeux vidéos et mon petit chien pour compagnie. Parce que dehors, dans ce quartier, y a pas mal de profiteurs... et comme des fois, je suis en demande...
H. - Mais vous êtes capable d’aller vers les autres aussi...
M. - Oui, parce que je me suis retrouvé seul à Marseille, habitant le quartier du Panier ; il a fallu que je me bouge pour rencontrer du monde, parce que je supportais plus la solitude. Juste avant, je m’étais retrouvé vraiment tout seul dans mon appartement et je commençais à péter les plombs... J’ai du faire des petits stages à l’hôpital.
H. - Pouvez-vous nous parler de cette époque, lors de votre premier internement en hôpital psychiatrique ? Quel âge aviez-vous ?
M. - À 21 ans, j’étais sur Marseille... et voilà , je sais pas ce qui s’est passé dans ma tête, je voyais les gens dans ma rue... Y avait de l’animation, des gens qui se tapaient dessus, qui criaient, en pleine journée. En voyant toute cette violence, ça me rendait mal. Je sais pas pourquoi, j’ai voulu me suicider... ça s’est transformé en crise de nerfs, et on a du m’enfermer. J’ai sombré au lieu de réagir. Je me suis enlisé, sans force, ni personne à l’extérieur pour m’aider à m’en sortir...
H. - Cela s’est passé sur plusieurs périodes ?
M. - Oui, j’ai fait plusieurs tentatives. Avec des essais de sortie, mais, comme je me retrouvais tout seul chez moi, je supportais pas, je rechutais... J’avalais des médicaments, et je me retrouvais en réanimation... Je faisais n’importe quoi, mettant ma vie en danger, plusieurs fois. Si on veut vraiment mourir, on se mutile pas, comme je faisais... C’était des appels au secours, de détresse.
H. - Vous avez subi des négligences, du manque de respect de la part du personnel infirmier en psychiatrie ?
M. - Ha, ça a commencé ici, mon "œpétage de plombs" , à Marseille, j’ai vu des choses... de la maltraitance... de la part des infirmiers, qui étaient pas très patients envers leurs patients justement... Ils se demandaient pas si les malades avaient besoin d’eux. Ils s’enfermaient dans leur pièce privée, à boire le café, le champagne, à faire la fête entre eux... Pour dire, ils étaient seulement là pour la paye, et leur travail ils s’en foutaient. Lorsque je leur ai reproché leur attitude méprisante, leur indifférence, ils m’en ont voulu, et m’ont traité de "œdébile" . Ils me négligeaient encore plus que d’habitude, se moquant de moi... À l’époque, ça a été plus loin, j’en ai même parlé à mon médecin, mais j’étais tellement mal dans ma peau... Un vrai zombie, pas possible à expliquer ! Parfois, la haine, la frustration que j’avais, je la retournais contre moi, en me mutilant...
H. - Combien de temps cela a duré ?
M. - En fait, de mes 21 ans jusqu’à ce que je rencontre ma femme, j’ai fait plusieurs stages en hôpital, dans des endroits différents, de Marseille à Bourg-en-Bresse... Avec des coupures, mais pas très longues. À un moment donné, mon tuteur de la Cotorep a voulu me faire un reclassement professionnel dans une formation, mais comme le niveau était trop élevé pour moi et que j’étais isolé, j’osais pas demander de l’aide aux profs, contrairement à d’autres... Au bout d’un moment j’ai été largué. Et à force de tout garder pour moi, j’ai commencé à péter les plombs, je me suis auto-mutilé, crise de nerfs, et voilà , interné, bourré de médocs... Et à chaque fois que je partais dans un lieu pour travailler, j’étais pas capable de travailler, alors je faisais les mêmes conneries. En plus, j’étais sans domicile fixe, démuni, mal dans ma peau, alors on m’installait là où je faisais mes problèmes. Je me souviens, même allongé sur mon lit, je n’arrivais pas à me décontracter. Et puis, j’étais toujours en demande de médicaments.
H. - D’une ville, d’un hôpital à l’autre, combien de temps avez-vous fréquenté les établissements psychiatriques ?
M. - En tout, j’y ai passé 16 ans de ma vie... C’est beaucoup, non ? Aujourd’hui, je sais pas le pourquoi du comment... Peut-être la facilité, la sécurité que donne l’internement. C’est trop facile de prendre des médicaments... Pas de souci, pas de loyer, suffit de mettre les pieds sous la table. Des gens pour s’occuper de toi, de tes problèmes, même si des fois, tu te vois comme un cobaye, entre les mains de ces médecins...
H. - Mais, si votre témoignage rend compte d’un parcours douloureux, il permet aussi de percevoir un changement, une évolution. Vous êtes plus serein et plus indépendant : vous qui avez connu la rue, vous avez un appartement maintenant.
Vous vivez seul, alors que vous êtes toujours officiellement marié... Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
M. - Oui, ça fait plus de dix ans que je me suis marié. Je sortais de l’hôpital psychiatrique à Bourg-en-Bresse et je prenais beaucoup de médicaments. Au début avec elle, c’était tout neuf, tout beau, mais très vite, elle m’a mis devant le fait accompli. Fallait que je choisisse, surtout vis-à -vis de ses enfants : c’était elle ou les médicaments... Elle m’ a permis de sortir du cycle infernal "œdépression, cachets, hôpital" ...
Mais ensuite, très vite, on a vécu séparés, elle à Bourg-en-Bresse, moi à Marseille. Maintenant, ça fait trop d’années qu’il n’y a plus grand chose entre nous. D’ailleurs, y en a jamais eu beaucoup, et quand elle vient passer 15 jours chez moi à Marseille, très vite ça redevient comme avant, c’est elle qui a le dessus sur moi, et me traite en gamin...
Je suis toujours un peu jeune dans ma tête. Je sais bien qu’avec elle aussi, j’ai été manipulé. On m’avait prévenu de pas me marier, mais je sortais de l’hôpital, et je me suis accroché à elle comme à une bouée, j’avais besoin d’un vrai foyer...
Récemment j’ai demandé le divorce : elle, financièrement, ça l’arrange pas. Mais si je veux avancer, rencontrer quelqu’un d’autre qui pourrait me donner l’affection et le respect que ma femme ne m’a jamais donnés... Incapable, elle aussi, d’aimer sans dominer... Je dois couper avec ce passé et voir le futur... Y croire encore, pour pas rechuter.
H. - Justement, quels sont vos projets ?
M. - Il y a plein de choses que je sais faire... Les gens parfois me demandent, étonnés : « C’est toi qui as fait ça ? », parce que j’ai cuisiné tout un repas pour 10 ou 15 personnes... Et puis, j’ai d’autres compétences, je me débrouille bien avec le travail manuel, par exemple. Je suis pas rapide, mais je fais du travail soigné.
Sinon, par rapport à mon projet, comme j’ai des dons culinaires, je voudrais créer une activité où je pourrais cuisiner dans une bonne ambiance, faire mes spécialités avec des prix abordables, pour une cuisine familiale, conviviale.
Avec l’aide de la Cotorep, j’aimerais trouver quelqu’un qui s’occuperait de la gestion d’une petite guinguette, un associé compétent pour le côté administratif, ce qui n’est pas mon fort.
H. - Est-ce que c’est loin de vous tout ça maintenant, ou vous vous pensez toujours vulnérable aux mauvais traitements ? Que faites-vous pour vous évader, vous changer les idées ?
M. - Oui, oui, je me sens toujours fragile : la moindre chose, banale, contraignante, peut prendre des proportions sur moi. Ma sensibilité pourrait me faire rechuter. Mais je connais trop bien les conséquences : si je craque, si je me réfugie là -dedans... Ce qui est sà »r, c’est que j’ai arrêté les médicaments, complètement ; mais il a fallu que je compense par "œautre chose" , pour me détendre, et pouvoir cacher mon manque de confiance. Je me sous-estime tout le temps !
Et sinon, je fais comme les gamins, je me réfugie dans les jeux vidéos, avec un petit joint... Enfin, je devrais peut-être pas le dire, mais plutôt que d’avaler des cachets par boîtes entières, que j’ai ramenées à la pharmacie, parce que ça remplissait un tiroir plein de ma commode... Toutes sortes de neuroleptiques qui m’abrutissaient, sans parler des effets secondaires : je sais trop bien où ça mène.
Je sais que je devrais arrêter tout ça. Des fois j’y repense, et ça me fait peur de recommencer, toujours la même chose. À chaque fois, comme dit mon médecin, reproduire les mêmes choses, les mêmes schémas : j’en ai marre de ça, je connais trop... Peut-être, si je rencontrais une copine, quelqu’un de sympa et compréhensif, pour essayer de faire un bout de chemin ensemble, sans qu’on me voie comme un poids, ni qu’on profite de moi, de ma naà¯veté...
Partager les mêmes envies, faire découvrir ma cuisine, et voir plus, si affinités, comme on dit... Je suis tellement sentimental ! Mais j’ai peur de le montrer, qu’on voie mes sentiments et qu’on se moque de moi. Surtout que je sais pas parler comme il faut, et je suis timide, dès que je me retrouve devant une femme qui me plaît. Pourtant, ça doit bien exister, quelqu’un de gentil, attentionné, et aimant les animaux, les choses simples... C’est important, je crois, de respecter les gens, pour qu’ils vous respectent aussi.
Propos recueillis par M.M.
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